carrousel stumble // ft. Huia

- N'oublie pas de liker et de t'abonner, ça fait toujours plaisir !

Et coupé.

Cette charmante allée, bien que les cerisiers ne soient pas toujours en floraison, était devenu l'un de tes endroits préférés depuis ton arrivée à Tokyo. C'était si simple, et pourtant si beau ! Il te fallait absolument une excuse d'incorporer ton travail là-dedans et de faire découvrir cette mignonne petite allée à tes spectateurs du monde entier - dire que le reste du monde ne connaît pas l'effet d'une bourrasque de vent qui emporte avec elle des milliers de petits pétales roses !

Bon, tu n'es pas venu filmer des arbres et des feuilles mortes, bien évidemment. Ca reste un endroit animé, après tout. Aujourd'hui, par exemple, les associations du coin ont décidé d'organiser une journée animations, avec troupes de théâtre, groupes de musique, et autres artistes qui ont eu la gentillesse de donner de leur meilleur pour une belle série de prestations. Un plaisir pour les passants, et pour ton public ! L'après-midi touchant à sa fin, tu étais passé.e parmi les groupes afin de dénicher quelques interviews. Tu t'es sentie journaliste l'espace d'un instant, et c'était pas si mal ! Sur ton téléphone, tu fais un compte-rendu rapide des images, pour te faire une idée de la vidéo finale. Qu'est-ce que tu as hâte de retrouver tous ces sourires au montage ! Satisfait de cette journée, tu empoches ton matériel et te mets en route vers le chemin du retour.

Avant de t'arrêter brusquement. Tu ne sais pas trop comment l'expliquer, ni pourquoi tu ressens ce besoin de jeter des regards furtifs aux passants autour de toi, mais tu te sens... observé.e.

Tes doutes se confirment : une petite voix s'élève derrière ton dos et te fait sursauter jusqu'à la cime des arbres. Ca va pas, de faire peur aux gens comme ça ! Pendant une seconde, tu pensais avoir commencé à voir des périsprits - la dernière chose dont tu aurais besoin, tu as assez de problèmes comme ça avec ta zombification.

D'autant plus que l'inconnue n'est pas des plus rassurantes, avec son silence pesant comblant l'espace entre ses phrases et son allure de poupée de film d'horreur - les pires, ceux qui te terrifient le plus. Respire un coup, ce genre de choses n'arrive qu'en fiction. Pas très poli de réagir de façon aussi exagérée à quelqu'un qui ne te veut sûrement aucun mal - tu as un peu honte une fois le choc passé, regardant plus attentivement cette jeune fille au regard fuyant. La pauvre a l'air perdue - peut-être l'est-elle vraiment ? Non, ce n'est quand même pas une enfant. C'est juste que venir t'aborder est un énorme challenge, surtout pour les personnes timides, et ça, tu n'as pas l'air de t'en rendre compte.

- Je... Vous avez un moment, pour discuter?

Discuter ! Avec grand plaisir, tu te dis. Même si l'après-midi est sur son déclin et que tu auras pas mal de travail en rentrant, tu ne laisserais quand même pas passer une occasion de discuter. De quoi aurait-elle bien envie de te parler, cette petite ? Peut-être qu'elle aussi est venue assister au spectacle et qu'elle te prend pour un organisateur, ou quelque chose du genre. Peut-être qu'elle aurait besoin de tes talents de cameraman pour un futur événement prévu pour être un énorme succès. Peut-être...

Cette attitude hésitante, cette voix tremblante, cette fausse assurance... Peut-être qu'on t'a enfin reconnu ? Et si cette personne regardait tes vidéos ? A sa place, tu aurais envie de venir discuter aussi. Tu essaies de retenir ton excitation à cette idée; on t'a raconté une fois que toutes les célébrités les plus appréciées sont connues pour leur humilité. Alors, c'est enfin à ton tour.

- Discuter ? J'ai toujours un moment pour discuter ! Qu'est-ce que je peux faire pour toi, hmm ?

Elle est... particulière, cette petite - pour toi, toutes les personnes d'apparence plus jeune que toi sont des "petites", même si elle te dépasse en taille. Tu n'as jamais réfléchi à quoi ressemblerait ton strict opposé, mais maintenant, tu as une petite idée... Ton strict opposé se glisse sans un bruit derrière les gens et leur pose des questions directes, sans perdre de temps, sans même trahir d'émotion. Alors c'est avec excès que tu vas répondre à sa question. Naturellement.

- Ca ? tu pointes du doigt ton précieux téléphone, bien sûr, ça. Tu joues un peu avec tout en répondant. C'est pas juste une caméra, c'est un journal de bord, une boîte à magie !

Tu te veux magicien depuis que tu as découvert les filtres et effets spéciaux sur ton logiciel de montage et que tu en abuses sur chaque vidéo. A cet instant présent, tu te veux conteur, essayant au mieux d'exprimer tout ce que ce petit appareil a fait pour toi, l'aventure dans laquelle il t'a embarqué. D'un point de vue extérieur, t'as juste l'air complètement allumé.e. N'est-ce pas ce que les gens recherchent ? Sinon, à quoi auraient servi toutes ces heures sur Bootube, à aspirer les personnalités des spectres les plus populaires sur la toile ?

Tu ne comprends pas bien pourquoi elle serait venue te voir, si ce n'est pour te voir faire le pitre. Tu manques de faire tomber ton téléphone, avec toutes ces jongleries, et le rattrapes in extremis. Ca devait avoir l'air trop cool.

- Enfin, plus sérieusement, parce que tu sais être sérieux.se, c'est une passion, voilà. Rien ne me pousse plus que l'envie de tout garder et partager. Tu as dû voir le résultat ? tu restes persuadée que cette jeune fille te connaît déjà, un peu plus et tu laisserais le succès te monter à la tête. C'est incroyable de vivre dans une ère où on peut stocker tous nos souvenirs et tomber sur ceux des autres. Je sais pas pourquoi plus de gens ne le font pas.

Tu es sincère. Tu adores te perdre pendant des heures sur Internet et voir les choses les plus aléatoires que peuvent poster les gens. Qu'on porte autant d'intérêt à tes bêtises est juste logique. C'est bon, elle peut te demander un autographe ?

Il t'est arrivé, au cours de ta carrière de Bootubeur.se, de subir ce qu'on appelle des "haters". Des gens qui n'ont pas compris que le but de cet au-delà était de s'amuser et qui voulaient pourrir ta journée parce que visiblement, eux non plus n'en avaient pas passé une très belle. La première fois, ça t'a fait mal. La deuxième, c'était pas mieux.

Le jugement, léger, mais efficace, dans le regard de cette jeune fille, est tout aussi agréable que ces commentaires désobligeants.

- Ben, non, j'ai vu la production, justement.

L'honnêteté est l'une de tes plus grandes qualités. Aujourd'hui, tu découvres que tu ne l'apprécies pas plus que ça chez les autres.

Au moins, elle s'intéresse à ce que tu fais ? De façon un peu distante, mais c'est déjà ça. Peut-être que si tu vends assez bien ton travail, elle finira par comprendre pourquoi ça te passionne autant. Et peut-être qu'à la fin de cette journée, tu auras gagné une abonnée de plus. C'est important de rêver.

Pour une fois, tu prends le temps de la réflexion avant de répondre à sa question. En soi, elle n'a pas tort. Tu ne peux pas dire que ça ne t'avait pas traversé l'esprit avant; c'est juste que tu t'étais lancé sur un coup de tête, dans l'espoir de faire comme d'autres créateurs que tu voyais, et que tu n'as pas voulu arrêter depuis.

- C'est vrai, mais je vis dangereusement, tu dis avec humour, même s'il y a une partie de vérité. Mais je fais quand même attention de pas filmer tout mon quotidien, juste les trucs qui pourraient intéresser les gens.

Mais même ça, c'est pas assez intéressant, si on en croit les vues que fait ta chaîne. Un détail que tu tais, pour ne pas rendre ta situation encore plus déplorable à ses yeux.

- C'est sûr qu'il y a des trucs plus cools, genre les gens qui jouent de plein d'instruments, ou ceux qui font des sports extrêmes. Mais moi, je suis plus... un chercheur. Pas dans le sens scientifique, hein. Mais je suis douée pour trouver des trucs que les gens ne voient pas forcément. Qui me font dire "c'est dommage d'avoir personne avec qui partager ça", alors je fais profiter le monde entier !

Genre des performances qui ramènent un grand public et qui seront sûrement dans le journal local le lendemain, comme aujourd'hui. Mais il y a de bien meilleurs exemples sur ta chaîne ! Il suffit de jeter un œil.

Il y a fort longtemps, pour te faire quelques ossements, tu avais accepté de donner des cours de français à de jeunes fantômes en Amérique du Nord. Voyant leurs expressions d'incompréhension à chaque fois que tu tentais de t'expliquer, et la façon dont leur niveau stagnait malgré tous tes efforts, tu avais préféré déguerpir. A l'époque, tu te disais "C'est pas ma faute, le français est une langue terriblement compliquée". L'idée que tes explications soient... bah, nulles, est impensable. La petite - tu ne lui as toujours pas demandé son nom, d'ailleurs, qu'est-ce que c'est que ces manières ? - n'a qu'à mieux se laver les oreilles, peut-être qu'elle pourra enfin retirer cette expression confuse de son visage.

"La solitude", tu laisses échapper un "argh" pas très gracieux à ces mots. Ne remarque-t-elle pas à quel point ses commentaires sont assassins ? C'est que tu es sensible, petit.e Foulques. Pourquoi les gens ne peuvent-ils pas être compréhensifs envers ta vocation, te complimenter sur ton travail, un grand sourire et au revoir ? Le monde serait si beau si tu avais ton mot à dire sur l'ordre des choses, ça, c'est une certitude.

Tu te veux bienveillant, surtout envers les plus jeunes, mais c'est qu'elle te court un peu sur le système, celle-ci. Essayons de ne pas le montrer, ok ? Tu ne pourras pas blâmer la fatigue de fin de journée si ça dérape. Soit tu te montres plus convaincant.e (chances de réussite : 5%), ou alors... je sais pas, tu t'enfuis en courant ? Une chose que tu sais faire, tu l'as tenté bien assez de fois, cette technique, et elle marche vraiment. Et cette fois, ça risque d'être plus facile que quand il s'agit de fuir la Boolice. Chances de réussite - on est plus sur du 90%.

- Hé, j'ai pas demandé à être psychanalysée ! tu réponds, le ton à moitié amusé, à moitié agacé. Okay, je suis seul, je veux attirer l'attention, blablabla..., tu l'imites en ouvrant et fermant ta main à la manière d'un bec de canard, clairement, tout semblant de politesse est passé par la fenêtre. ...mais franchement, où est le mal là-dedans ?

Une vraie question, honnête, car tu cherches réellement à comprendre pourquoi on pourrait t'en vouloir d'être... humain.e. Zombie, certes, mais ça, ton interlocutrice ne le sait pas. Tu restes une personne; tu ne t'attendais pas vraiment à finir dans une conversation qui a plus des airs de rendez-vous avec un psy. Que tu n'as jamais eu, d'ailleurs, peut-être que ça se voit. Peut-être est-elle sur le point de te donner de très bons conseils, mais si c'est son but, alors elle pouvait s'y prendre autrement.