Cinquante nuances de roux. & Avalon York

Derrière tes petits verres de lunettes, tu la distingues en un clin d'œil, vive comme un moustique qu'on essaierait d'éliminer. Bien sûr, elle est moins énervante (la journée ne fait que commencer) et peut-être moins bruyante (les autres clients n'ont pas l'air trop embêtés, pour l'instant). Heureusement que tu n'as pas trop traîné. Zelda, dans ton expérience, est comme une bouilloire. Si on la laisse attendre, elle pousse un sifflement aigu- en tout cas, pour tes oreilles.

Tu refermes la porte derrière toi. C'est une belle matinée, le café où fut élu le point de rendez-vous est calme. Une douce odeur te parvient depuis la cuisine et ouvre ton appétit. N'est-ce pas un décor idéal pour parler business ? Enfin, c'est pas tout à fait le bon mot. Tu as eu l'occasion de parler business avec Zelda par le passé - des commissions plutôt créatives, du genre dont tu n'as pas vraiment l'habitude, mais c'était un bon entraînement. Même si tes colocataires, pour une raison qui t'a échappée, te jetaient de drôles de regards lorsqu'ils passaient dans ta chambre te demander un service. Mais ils ne comprennent souvent pas grand-chose à ton art. L'important, c'est que ta cliente était satisfaite.

Tu la salues d'un air amical, professionnel, comme tu l'as toujours fait. Zelda est toujours plus détendue que toi - tu n'es jamais vraiment détendu. Tu prends place et, sans plus attendre, tu poses sur la table l'objet d'intérêt du jour : un des (nombreux ? tu en as l'impression) romans de Zelda. Ton premier. Pas illustré, celui-ci - c'est mieux pour ta concentration. Tu retires plus ou moins discrètement le marque-page que tu as oublié entre les pages, car non, tu n'as pas lu la fin, pas entièrement. Peut-être juste le dernier paragraphe, pour avoir le mot final. Et c'était bien suffisant.

- C'est bon. J'ai fini. Et j'ai beaucoup, beaucoup de choses à dire.

Passage en mode critique littéraire. Critique constructive de la part d'un pseudo-lecteur qui n'a jamais finit un seul bouquin sans sauter de chapitre ? C'est la meilleure. Mais ça, Zelda ne le sait pas, et elle n'a pas besoin de le savoir. Chacun ses habitudes littéraires.

Ce n'est pas normal, de sauter les passages qu'on trouve ennuyant ? Non ! Ou peut-être que si. Tu n'as pas causé avec assez de lecteurs pour le savoir. Tant que ça t'empêche pas de faire ta critique constructive.

- Mais d'abord, j'ai quelques questions. Pour faire plus pro. Déjà, quel sentiment voulais-tu évoquer chez tes lecteurs avec ton histoire ? Parce que moi, j'en ai ressenti des choses, mais j'étais jamais sûr que ce soit la bonne. Ca doit être ton style.

Ca te fait sourire, quand Zelda fait mine d'être sérieuse, quand elle t'écoute attentivement - ça fait du bien de pouvoir en placer une. Tu l'écoutes parler de ses personnages - la partie centrale de son histoire, ça tu t'en souviens - et de la sensation de bien-être qu'elle voulait évoquer. Ca ne t'avais pas trop frappé pendant ta lecture, mais peut-être est-ce parce que tu étais trop concentré sur la critique que tu allais en faire, comme s'il s'agissait d'un vrai boulot et pas de quelque chose que tu devais faire dans ton temps libre ? Peut-être qu'à cause de ça, tu as, encore une fois, été incapable de te détendre. Tu ne saurais pas - ça ne te traverse pas l'esprit. Tu continues de hocher la tête comme si tout ce que disait Zelda était parfaitement logique à tes yeux - ah oui. Les phrases compliquées, tu détestes ça. Mais en même temps tu détestes quand les auteurs ne sont pas assez détaillés, voire laissent des choses intentionnellement floues - ça te donne l'impression que leur roman n'est pas terminé. Zelda, elle comprend que tout le monde n'est pas lecteur avide, que pour certains c'est juste un hobby. Et c'est pour ça que tu as parfaitement compris son roman - sauf les phrases avec des mots que tu ne connaissais pas. Quand c'était le cas, tu sautais les 2-3 suivantes pour être sûr.

Mais plus tu écoutes, plus ce que tu entends devient compliqué. C'est quoi, un truc soft ? Pourquoi le livre devrait-il être fluffy ? Ton exemplaire était plutôt dur au toucher, et les pages - bah elles étaient normales. Pas douces. C'était des pages quoi. Et pourquoi parler de carries ? C'était pas une histoire d'amour, à la base ? Tu en as eu, des carries, dans ta vie de spectre, quand tu te préoccupais encore moins de ton alimentation qu'aujourd'hui. C'était dur de trouver un dentiste. Dieu que c'était désagréable. A ne pas refaire, de sûr. Si un livre avait pour but de donner des carries, tu voudrais à tout prix l'éviter. Qui écrirait ce genre de choses, même ?

- Oui, Zelda, je crois qu'il y a un petit malentendu... J'ai bien aimé la romance, moi. Un peu clichée, mais c'était quand même sympa. Plus sympa qu'un rendez-vous chez le dentiste. Tout est plus sympa que ça. Si tu veux donner cette impression dans tes romans, tu devrais peut-être te tourner vers un autre genre ?

Tu retrouves le sourire en imaginant ce que donnerait un polar, un thriller, ou même un roman d'horreur dans le style de Zelda. Ca serait plutôt rigolo, en effet. Tu n'as pas le temps de te concentrer dessus, ni de proposer l'idée à ton amie, car tu es tiré de tes pensées par une phrase un peu déroutante.

Une scène... de cul ? Non... Les scènes de cul ???

Tu replonges dans tes souvenirs, à la recherche d'une quelconque mention d'un quelconque postérieur. Rien ne te vient en tête - ça devait sûrement être dans un passage que tu as sauté. Mais, si c'était assez important pour que Zelda en parle dans la conversation, pourquoi avoir mis ces scènes dans les passages pas importants ?

- Là... je suis perdu. Il y en avait beaucoup, de ces scènes ? Je t'avoue que, dès que le langage devenait un peu cru comme ce que tu viens de dire, je passais au chapitre suivant... Je préfère pas lire les grossièretés, ça m'ennuie assez vite.

Après tout, on t'as toujours conseillé de ne lire que ce qui te plaisait.

Zelda, tu la connais. C'est loin d'être la première fois que vous vous retrouvez comme ça. Donc, quand tu as, une fois de plus, l'occasion d'entendre ce rire retentissant, tu n'es pas vraiment surpris. C'est légèrement humiliant. Tu préfères qu'on rigole quand tu fais des blagues. Ce qui n'arrive pas très souvent. Parce que personne rigole quand tu en fais. Cercle vicieux.

Mais là, ce que tu as dis était, à en croire la réaction de ton amie, vraiment très poilant.

- Avalon. T'as tout passé en fait.

Oui. Non ! Non, tu as lu son roman comme tu lirais n'importe quel autre. Tu adores lire ! C'est un de tes rares centres d'intérêt en dehors de la peinture. Mais tu as un problème avec les maisons d'édition, qui semblent bien plus laxistes que toi sur la question des passages inutiles. Elles en gardent toujours tellement ! Parfois, il est donc nécessaire de couper court certains passages pour conserver ton intérêt pour l'histoire. Il vaut mieux ça qu'arrêter de lire tout court.

- C'est un livre érotique, évidemment qu'il y en a beaucoup.

Oh. Ca change tout alors. Interloqué, tu baisses les yeux vers le livre posé sur la table. Ca, c'était ton premier livre érotique ? Et il a été écrit par cette chère Zelda ?? Tu retournes l'objet dans tes mains. Les critiques sur la quatrième de couverture, que tu n'as pas pris la peine de lire avant, confirment tes "doutes". Tu rougis même un peu en les lisant, alors qu'elles ne font que complimenter le récit. Bon. Sur ce coup-là, avoue, tu as un peu merdé. En temps normal, tu t'en ficherais d'avoir raté tout l'aspect érotique d'un roman - c'est vraiment pas ce qui t'intéresse le plus - mais ça avait l'air de tenir à cœur à Zelda. Tu la regardes, et tu culpabilises. C'est comme si on te complimentait sur tout l'aspect technique d'un tableau à toi, les petits détails, mais qu'on ratait complètement l'intention artistique derrière, le message que tu voulais faire passer (ça arrive assez souvent, en fait). Zelda est une artiste, elle aussi. Tu n'as pas traité son œuvre avec respect comme tu aurais dû.

- Je n'ai pas tout passé ! Juste les... les scènes érotiques... , en voulant tant bien que mal t'expliquer, tu feuillettes le livre. Ah, ah oui, là, il y en a une... Ah, ça aussi... Oh. Ah, d'accord.

Tu refermes le livre et regardes Zelda à nouveau. Comment s'en sortir de cette situation ? Comment expliquer tes habitudes de lecteur qui, tu t'en rends compte seulement maintenant, ne sont pas si répandues, et ne sont clairement pas au goût de tout le monde ?

- Mais, j'ai quand même apprécié, hein ! C'est plutôt une bonne chose, on peut voir que l'histoire peut être comprise même par les gens qui n'apprécient pas lire ce genre de scènes. J'ai sauté plein de passages dans plein de livres, et du coup, je comprenais plus rien, haha ! Mais là j'ai compris. C'est un don que n'ont pas beaucoup d'auteurs. Et puis, d'habitude, je saute quand ça devient ennuyant ! Là, c'était juste une question de goût. Ca arrive quand on me sort de mes habitudes. Mon premier roman érotique en a été un très bon. C'est une bonne chose.

C'est fou, tu dis bêtise sur bêtise. Ce que tu racontes n'a vraiment aucun sens. Que va penser la pauvre Zelda ? Qu'elle a vraiment mal choisi son public. C'est sûr. Enfin, si elle arrive à comprendre quelque chose à tes pathétiques excuses.

Quand tu vois la réaction de Zelda - son rire tonitruant, la joie intense qu'elle semble ressentir face à ta confusion - tu comprends, ou tu crois comprendre, que tout espoir de passer un après-midi normal, à jouer les critiques littéraires, s'est finalement envolé. Ca ne devrait pas te surprendre - et après cette conversation plutôt lunaire (que tu n'aurais pas tous les jours avec n'importe qui, ça c'est sûr) plus rien ne pourrait te surprendre.

- Mais tu lis toujours comme ça ? Genre, tu sautes tout c'qui t'intéresse pas ? Comment tu comprends c'que tu lis après ?

Avec ces questions qui, franchement, te font remettre ta vie entière en question (tu ne pensais pas être si seul dans ton cas), la rouquine commande sa limonade. Toi, un thé vert, parce que tout ce qu'il te faut maintenant, c'est arriver à calmer tes nerfs et ne plus trop les bousculer. Tu te fais cette réflexion que seuls les vieux hommes se font - "ce soir, au moins, je vais bien dormir après tout ça".

Tu ne sais pas trop comment lui répondre sans déclencher plus de sournoiserie chez elle. Mais il faut se rendre à l'évidence, mon vieux, c'est déjà fini. Tu ne peux plus rien faire pour te rattraper, à présent. Baigne dans ta nouvelle réputation, celle d'idiot qui ne sait même pas comment un livre est censé être lu. Enfin, si, tu le savais, tu choisissais juste d'ignorer les traditions qu'on t'avait apprises, parce que chaque être humain naît libre, pas vrai ? C'est ce que tu te dis pour affronter cette terrible humiliation.

- Bah... oui ? J'ai pas beaucoup de patience quand il s'agit de lire, j'ai besoin que ça reste intéressant et compréhensible en permanence...

Et c'est quand il faut le dire à voix haute, comme ça, que tu te rends compte que c'est exactement ce que dirais un enfant qui déteste lire des romans parce que "y'a pas d'images". Quand on te faisait lire durant ton enfance, tu détestais ça, d'ailleurs. C'était tout ce qu'il y a de plus désagréable. Peut-être y'a-t-il un lien avec cette étrange habitude que tu as développé, mais en parler avec Zelda ici serait franchement bizarre, alors tu t'abstiens.

- Ca m'empêche pas d'apprécier une lecture. C'est plutôt une bonne chose, je dirais. C'est mon talent. Et parfois, j'adore même ce que je lis, et quand j'ai fini je réalise qu'il me reste des scènes à découvrir. C'est génial, tu devrais essayer. C'est comme finir un dessert délicieux et se rendre compte qu'il restait une part dans le frigo.

C'est bien, justifie-toi, devant l'autrice qui gagne sa vie en écrivant ces fameuses scènes que tu "gardes pour plus tard"... Toi, qui essaie toujours d'avoir l'air fiable, et même intelligent... tu es un peu désemparé, là. Très désemparé. A deux doigts de demander directement à Zelda quoi faire pour regagner son estime. Et la réponse, sans aucun doute, sera "lis le roman, en entier cette fois".

Alors tu te retiens. Y'a pas à sortir les gens de leur zone de confort comme ça.

T'as jamais trouvé un livre qu't'as lu en entier ? genre, d'un premier jet

Tu te détends un peu parce que, voilà, cette conversation est lunaire, c'est entièrement ta faute, respire un coup ça va aller. Reste plus qu'à plonger tête la première et voir où ça peut vous mener, tous les deux. Peut-être ressortiras-tu de cette conversation un homme nouveau - si Zelda arrive à te convaincre de lire un livre du début à la fin, page par page, cela dit.

Ce qu'elle a l'air déterminée à faire. A votre rencontre, tu te disais qu'entre passionné.es, vous devriez bien vous entendre. Maintenant, tu n'es plus trop sûr de pouvoir utiliser ce terme. Les doutes grimpent sur ta peau petit à petit; tu n'es plus sûr de rien, en fait.

- Bien sûr, ça sera avec plaisir..., c'est ce que tu réponds à sa proposition de te recommander d'autres romans qui pourraient te plaire. On dirait pas à ton intonation, mais tu le penses vraiment. Tu es juste complètement dépassé. Qu'on ne te demande plus de faire quoi que ce soit.

En fait, c'est dur, à ton âge, d'admettre qu'il te reste encore des choses à apprendre. C'est bouleversant pour quelqu'un comme toi de réaliser qu'il faisait quelque chose complètement de travers, depuis le début. Tu as peur qu'on en rajoute, qu'on te dise qu'en fait, tu buvais ton thé de la pire des manières, qu'il vaudrait mieux organiser ton matériel dans l'autre sens, que ton sens de la mode est une catastrophe absolue (ce dernier point ne te paraîtrait pas si surréaliste, mais il n'en ferait pas moins mal). Tu ne le diras pas à voix haute, mais tu es soulagé que ce fut Zelda qui dû t'annoncer la terrible nouvelle. Quelqu'un à qui tu fais confiance. Qui, désormais, a vu assez de toi pour savoir qu'il se cache derrière ton image un vampire complètement paumé.

Paumé, c'est ce que tu es quand ton amie te parle des auteurs derrière ces romans à qui tu manquais de respect.

- C'est juste... ma façon de faire, je suppose. Je le voyais comme ça. Ma spécialité. Je croyais qu'il existait différent types de lecteurs, et que j'étais du type désordonné. Du type speedrun, tu vois ?

Un mot que tu as appris récemment et que tu es très fier d'enfin savoir utiliser correctement.

Tu soupires.

- Je sais pas... je m'étais jamais posé la question. Je pensais pas que c'était si grave. J'ai toujours aimé lire, en vérité - surtout depuis que je suis ici, en fait. Quand j'étais vivant, j'avais pas trop l'occasion de lire de la fiction. Mais je faisais pareil avec les autres genres.

Une idée germe dans ton esprit. Quand tu étais jeune et plein d'espoir - relativement - tu lisais pour apprendre, puis pour réviser. Et ce qui n'allait pas être à l'examen, tu le sautais. Ce que tu retenais facilement, tu le sautais, afin de te concentrer sur les chapitres où tu avais des lacunes. C'est sûr, c'est même évident, ça doit être ça la source de tes mauvaises habitudes. Mais ça touche à ton vivant, alors tu ne veux pas y penser. Tu relèves la tête vers ton interlocutrice et affiche un sourire que très légèrement forcé.

- Alors vas-y, je t'écoute. Le prochain livre que tu me recommandes, je le lis en entier. Pas une seule phrase mise de côté. Et si je survis, je te ferais un retour.

S'il faut absolument te faire du mal, tu préfères t'y prendre ainsi.