Cette journée était « la » journée du mois. Autant dire que ce n'était pas le jour où il fallait me retarder ; pas le jour, donc, où il fallait s'appesantir inutilement dans ma boutique à quelques minutes de la fin. De crainte de voir arriver un emmerdeur de toute dernière minute, j'avais fermé sept minutes en avance - fait suffisamment exceptionnel pour être remarqué – et m'étais dépêché de rentrer à l'appartement. Je n'avais pas le temps pour que Giuliana vienne me faire part de l'un de ses comptes-rendus, pas non plus le temps pour que Shirley vienne solliciter mon pouvoir, et surtout pas le temps pour que Royane m'entreprenne avec ses questions. Il faudrait d'ailleurs que je fasse vite à l'appartement, pour limiter tous les risques d'être retardé. Car aujourd'hui était « le » jour où je n'avais décemment pas le temps tant cette journée était sacrée : c'était le jour où j'allais courir ; où je me dopais exceptionnellement avec l'une de mes potions pour ne plus ressentir la douleur de ma hanche droite, et où je partais pour une demi heure à peu près, courir comme jamais, juste assez longtemps pour retrouver des sensations que je n'avais plus le loisir de ressentir dans cette vie.
Aussi vite que me le permettait ma boiterie, je regagnai ainsi l'Agence et l'appartement, y prenant une douche en vitesse avant de revêtir le seul jogging de ma garde-robe et un débardeur peu adapté à la saison mais merveilleusement assorti à l'activité. Cette tenue était une raison supplémentaire pour ne pas croiser Royane, car j'avais découvert à mes dépens qu'elle pouvait être un véritable moulin à paroles alimenté par une curiosité insatiable. La tenue et l'absence de boiterie seraient deux choses qui ne manqueraient pas de me faire perdre décidément trop de temps pour que je l'imagine seulement.
Récupérant le taser qui traînait dans l'un de mes tiroirs – même si j'étais du genre à ne pas attirer les emmerdes quand je n'avais pas l'air d'un éclopé, mieux valait encore prévenir que guérir -, j'attachai mon sweat-shirt autour de ma taille et vissai mon bonnet sur mon crâne avant de me saisir de la potion censée éliminer mes douleurs pendant une trentaine de minutes. Checkant une dernière fois mentalement toutes les affaire que j'avais sur moi et celles qu'il me fallait, j'avalai la potion, convaincu que j'étais enfin prêt à partir faire mon jogging.
L'avantage de cette potion était autant son efficacité que son immédiateté : à peine ingurgitée que je ressentais déjà ses effets et étais capable de me tenir sur mes deux jambes sans tanguer ni ressentir aucune douleur dans ma hanche droite. Sans perdre plus de temps, je quittai donc ma chambre et l'appartement, remontant les escaliers quatre à quatre en direction du hall de l'Agence pour enfin commencer mon jogging après avoir vissé mes écouteurs dans mes oreilles. Le parcours était établi à la seconde près pour me permettre de courir le plus longtemps possible, tout en regagnant l'Agence, et plus encore l'escalier de celle-ci au dernier moment, quoique assez tôt pour que ma boiterie naturelle ne me reprenne pas en plein exercice.
L'entièreté du parcours se déroula sans accrocs et à quelques minutes près, peut-être même quelques secondes, le retour également aurait pu se dérouler à merveille. Avec un peu d'avance, j'aurais pu rentrer dans l'Agence, croiser éventuellement une jeune femme brune sans y prêter guère d'attention, puis rejoindre mon appartement pour y prendre une douche bien méritée. Seulement je n'étais pas parti un poil plus tôt et à quelques dizaines de mètres de l'entrée de l'Agence, un petit attroupement attira mon regard et me fit ralentir, d'abord, puis m'arrêter tout à fait. Essoufflé, je regardai la scène un moment, immobile, avant de retirer mes écouteurs pour m'avancer vers le groupe majoritairement masculin, percevant alors une insulte qui me fit tiquer.
- Je vous envie, Messieurs, lâchai-je sans réfléchir, défaisant mon sweat-shirt de ma taille pour l'enfiler alors que l'air frais de la nuit effleurait ma peau en sueur, puis réajustant mon bonnet, Il faut forcément immensément de courage pour se mettre à six gros bras sur une jeune femme de son gabarit. Sans préjuger de ta force, Devouchka*, ajoutai-je après un regard à la seule femme présente.
Je ne m'étais jamais rêvé prince charmant ni preux chevalier, pourquoi diable fallait-il que cela me prenne ce soir, alors que j'avais face à moi des hommes de ma taille, certes, mais plus musclés – probablement plus lourds, également – et surtout, en meilleur état que moi d'ici quelques minutes à peine ? Ma réplique attira évidemment leur attention – mais n'était-ce pas le but, après tout ? - et après un coup d’œil à ce qui semblait être leur chef de pacotille, trois se détachèrent du groupuscule initial pour s'approcher de moi en roulant des mécaniques autant que des épaules, comme un échauffement à ce qui allait suivre. Je ne saurais dire si c'est la fierté d'avoir piqué leur ego ou l'adrénaline, simplement, qui me fit sourire à cet instant alors que mes dernières bagarres remontaient à près de trente ans et ne s'étaient jamais faites sans que mon père ne m'y incite et ne m'y encourage – un comble... -. Dans la même optique, les quelques cours de combat que j'avais suivis remontaient à bien des années et quand bien même, je n'en avais jamais fait assez d'années de suite pour prétendre maîtriser quoi que ce soit.
Compte tenu de l'ensemble de ces éléments et alors qu'il me faudrait y aller à l'instinct, ce devait être inévitablement l'adrénaline qui me poussait à sourire face à ces gros bras. Il n'y avait guère que dans ces moments là - heureusement très rares - que je regrettais de ne pas avoir de pouvoir instrumental, essentiellement : rien de tel que d'allumer un briquet et d'amplifier la flamme pour calmer les ardeurs. Un pouvoir physique ou mental, ou même un autre pouvoir communicatif aurait d'ailleurs pu servir, mais pas
Melancolia. Face à ces hommes qui me barraient la route, je n'étais guère qu'un lémure dans la foule.
Après un regard à ses collègues, ce fut le plus grand des trois qui s'avança vers moi en craquant ses doigts en signe d'intimidation. A d'autres : il m'arrivait trop souvent de le faire sans que je ne frappe nécessairement quiconque après ça – disons que c'était un tic nerveux -, de sorte que ce n'était pas ce qui m'inquiétait dans cette approche. Non, ce que je redoutais – ou ce que mon orgueil redoutait tout du moins -, c'était de ne pas pouvoir esquiver le premier coup et m'écrouler comme une loque, à même le sol, le souffle coupé.
Bien vite, mon orgueil fut momentanément rassuré : j'esquivai sans difficultés le premier coup asséné. C'est le deuxième que je ne vis pas venir, par manque d'habitude sans doute, et qui alla donc chatouiller désagréablement mes côtes. Je rends néanmoins grâce à ces années lointaines où j'entretenais mon corps quotidiennement, mes muscles me permettant d'amortir un peu le choc même s'il resta douloureux. Évidemment, voir un grand type comme moi plié en deux après avoir étouffé un grognement ne manqua pas de faire rire mon assaillant autant que ses acolytes. De toute la scène, c'est peut-être ce qui me tapa le plus sur le système – alors que je passais ma mort à me moquer des autres, désormais -. C'est probablement ce qui m'incita d'ailleurs à avaler d'un pas la distance qu'il avait instaurée entre nous pour lui décocher un crochet en plein dans la joue gauche, lui délogeant par là même une dent qu'il cracha sur le pavé.
- Hm. Je vends des potions qui devraient arranger ça, si ça t'intéresse, proposai-je en bougeant mes doigts pour éradiquer les fourmillements qui les parcouraient sans discontinuer.
Vu le râle qui s'échappa du type alors qu'il essuyait sa bouche en sang d'un revers de manche des plus indélicats, il n'était pas franchement intéressé, non. Et à la façon qu'il eut de me charger comme un bœuf jusqu'à trébucher mollement, non, décidément, il n'était franchement pas intéressé. Désormais tous les deux à terre, je parvins à me reculer un peu pour décocher un coup de genou dans la tête du malabar qui parut un brin sonné par ce coup en traître. Je n'eus pas le temps de vérifier qu'il était bel et bien assommé néanmoins, puisque l'un de ses acolytes se ruait déjà sur moi et, sans me donner le temps de me relever, m'assénait un coup de ses deux poings joints en plein milieu du dos, me clouant ainsi une nouvelle fois au sol. C'est à cette occasion que je me souvins être en possession de mon taser – puisqu'il me rentrait désagréablement dans le ventre -, sans avoir encore l'opportunité de m'en servir alors que mon assaillant ne me laissait décidément pas une minute et entreprenait cette fois de m'asséner plusieurs coups de pieds dans les côtes, jusqu'à ce que je finisse par me recroqueviller sur moi-même, le souffle court. Initialement dans ma main, c'était désormais sur mon flanc gauche que les fourmillements se répandaient, plus proches, parfois, de chocs électriques que d'innocents picotements. En parlant de chocs électriques...
Profitant de l'éloignement de mon assaillant estimant – presque à juste titre – que je ne nuirais plus à quiconque, je basculai sur le dos en étouffant un râle, levant difficilement ma main jusqu'à la poche ventrale de mon sweat-shirt pour me saisir maladroitement du taser. Le plus dur fut encore de viser juste, et pour ce faire, je dus me relever partiellement, ne retombant à même le sol – en ricanant, accessoirement - qu'après avoir fait mouche et entraperçu mon adversaire vrombir quelques instants sur lui-même. Le bruit, autant que les hoquets du type, d'ailleurs, avaient fini par attirer l'attention du troisième acolyte qui s'était détourné de moi devant le triste spectacle que j'inspirais, roulé en boule sur moi-même, le convainquant de revenir finalement sur ses pas pour finir ce que ses camarades avaient commencé. Pour ma part, mollasson, j'essayais tant bien que mal de me relever en sentant déjà ma hanche faillir sous mon propre poids.
Avec tout ça, je ne savais même pas comment se portait la jeune femme.