Graine de championne [Céleste & Viktor]

Par un concours de circonstance qui lui échappait peut-être un peu, Viktor s'était retrouvé à devoir partager son savoir martial à une boolicière. Il avait rarement eu affaire à ces fonctionnaires, et le considérait évidemment comme une belle plâtrée d'incapables. Remarquez, c'était bien la preuve qu'il les élevait au même niveau que le reste des fantômes.

Par chance, un hasard d'organisation avait voulu qu'il prenne une potion pour soigner son apparence le matin. La première impression était sauvée, il apparaîtrait sous son meilleur jour, et sans odeur immonde pour l'accompagner. Pour couronner le tout, il était de bonne humeur, alors l'on venait très clairement d'échapper à la catastrophe. Ç'aurait été très drôle de ne pas y échapper, mais passons.

Il se tenait alors droit dans le dojo, en tunique du douzième ou treizième siècle. Occupé à martyriser un sac de frappe, sans gants, depuis un bon quart d'heure avant de voir entrer sa disciple. Il s'arrêtait un instant, prenait le temps de la rejoindre, de l'accueuillir.

"Vous êtes Céleste, je présume? Viktor Von Eisenhändler, pour vous servir."

Elle lui paraissait risiblement petite et fragile, mais quelque part, c'était également le cas de la majorité des morts. Le zombie avait certes appris à ne pas juger sur les apparences seulement, et tendait sa main ferme pour serrer la sienne. Le début de toute discussion saine, après tout.

Elle est directe, va à l'essentiel, ne perd pas de temps en sympathies inutiles. Elle partait avec quelques points en plus pour sûr, et flatter son égo d'emblée aidait grandement. Il ne relève pas le terme de maître, mais marque une pause tant il lui plaît. Enfin quelqu'un qui reconnaissait sa majesté d'emblée, quel bonheur, quelle joie.

Reste qu'il avait un travail à accomplir, et l'on sait qu'il est diligent.

"Si vous pensez avoir des bases, nous aurons à coeur de vous les faire oublier. Croyez-en l'expérience, on vous aura mal appris."

Il en avait vu passer des centaines, des apprentis. Qui croyaient chacun avoir un niveau convenable avant de se présenter, qui pensaient n'avoir qu'à se perfectionner. S'il fallait reconnaître objectivement que tous pouvaient se défendre convenablement, ça n'était jamais suffisant aux yeux du perfectionniste.

"J'ai cru comprendre qu'il vous fallait un cours pratique de self-défense au quotidien. Il n'y a que deux aspects à considérer: mettre des coups à la tête, et apprendre à les recevoir. Le reste tient du détail."

Pour prouver sa propre vaillance, il collait une mandale impressionnantes au sac, l'impact résonnant dans la pièce comme un coup de tonnerre. Sa musculature se mouvait presque mécaniquement, comme mobilisée par un réflexe, comme si le geste lui était naturel. Le coup était efficace, sans excès. Il était toujours sain de rappeler à l'élève en quoi l'enseignant était légitime.

"À vous."

Et il l'invitait à faire de même, calmement.

Quelque part, l'ancien appréciait grandement la naïveté de la jeunette. Elle était pleine d'une innocence qu'il avait oubliée, à vouloir se défendre sans blesser l'adversaire. Bien sûr, le tout sonnait comme une absurdité sans nom à ses oreilles. L'idée même qu'on puisse ne pas souhaiter du tort à autrui relevait de l'étrange.

Il gardait le silence néanmoins, n'ayant pas à coeur de la faire fuir d'emblée. Et puis, telle candeur est à préserver, elle protège contre la dureté du monde. Au moins, elle se préparait à y faire face, et le zombie devait saluer l'effort. Plus encore, forcé de constater qu'elle n'était pas tout à fait débutante dans le fait de frapper des choses. Ou des gens. Il aurait préféré la deuxième option, pour sûr, ça lui parlait plus.

"Pas lamentable, pour une débutante. Tout est à perfectionner, mais l'essentiel est compris. Les épaules sont mal mobilisées, déjà. C'est la première chose qui me saute aux yeux."

Bon, aussi savant puisse-t-il être, Viktor n'avait jamais été pédagogue. il se contentait de porter à son tour des coups au sacs, répétant le même geste une dizaine de fois, avec une précision d'horloger.

"Comme tout en réalité, ça viendra avec le temps et l'expérience, mais il est bon de prendre le temps de corriger des mauvaises habitudes dès le départ"

Il prenait quand même le temps de malmener leur cible commune un peu, ajoutant d'autres fantaisies à l'assaut. Clairement, personne ne pouvait envier la place du sac de frappe, dans l'instant. Puis, il lui laissait la place. Clairement, il ne tenait qu'à elle de répéter la motion jusqu'à l'épuisement. Du moins, c'était la vision qu'avait Viktor de l'enseignement et la transmission.

Gonflé de fierté comme il est, Viktor en vient à se demander si la remarque de la vampire sur l'âge et l'aprentissage n'est pas une attaque. Il comprend en quoi ça rejoint ses propos sur le fait d'éliminer les mauvaises habitudes, mais la tournure de la phrase met en alerte ses sens. Bon, l'intention de son élève demeurant peu claire, il ne se risquait pas à la reprendre fermement. Simplement, il répondait comme il savait toujours le faire, en se jetant des fleurs.

"Rien ne sert d'apprendre quand l'on sait tout ce qu'il faut savoir. L'ancienneté est une bénédiction."

Et pour cause, les corps ne vieillissaient plus dans l'au delà. Seul l'esprit venait à se dégrader, lentement, inéluctablement, sauf le sien bien sûr.

Il avait plus urgent à considérer, devait guider la boolicière. Du haut de son immense connaissance du corps humain, il regrettait de ne pas avoir de mannequin à disposition. Faute de moyens, il appuyait du bout des doigts sur les épaules de Céleste pour lui faire ressentir la contraction de certains muscles. Avec fermeté, peut-être de manière un peu intrusive, mais qu'importe.

"Déjà, il faudra apprendre à coordonner l'extension du coude et la projection du bras entier vers l'avant. C'est une question de tempo, ça viendra naturellement un jour."

Il prenait le temps de décortiquer les deux gestes, faisait clairement remarquer la distinction sur son propre corps. Il fallait admettre que sa masse musculaire était simple à identifier.

"Par ailleurs, je ne peux que chaudement conseiller de prendre des leçons exhaustives d'anatomie humaine. Ça vous servira tous les jours, croyez-moi."

En réalité, c'était le meilleur conseil qu'il avait à prodiguer à des jeunes morts. Combien l'avaient écouté, hélas?

Elle doute évidemment de son omniscience, mais comment lui en vouloir? La vampire est si jeune, elle ne peut comprendre l'étendue époustouflante des savoirs que les âges procurent. Viktor ne lui en tient pas rigueur, la laisse remettre en question sa parole, elle comprendra un jour.

Pour ce qui est de ses réticence quant à l'enseignement, ce qu'il en pense est contenu dans un simple soupir long et bruyant. Le genre qui fairait taire un enfant de terreur, qui fait se recroqueviller les faibles. Sa déception est perceptible, parsemée de lassitude.

"J'apprends à mes élèves à se battre certes. Mais encore faut-il vous faire comprendre que connaître son corps est le savoir primordial, celui qui permet d'en mobiliser chaque tissu intelligemment."

Il l'avait répété milles fois à milles fantômes, et ça se sentait. C'était dans l'air du temps, que de tout vouloir dans l'instant et dans la hâte. Enfin, s'il le formulait ainsi, on le traiterait encore d'ancien ou de débris, de prisonnier du passé.

"Maintenant, si vous tenez tant à brûler les étapes, je peux vous rendre plus humble sur le ring. Ce sera une première étape pour vous apprendre à encaisser les coups, en quelque sorte. Vous êtes libre de choisir."

Il ne fallait pas être particlièrement fin pour comprendre qu'élève ou non, il ne retiendrait pas les siens.  Le caractère du bonhomme était tout de même particulièrement facile à cerner.