Depth of field

Certains objets sont plus sympathiques que d’autres. Depuis le temps qu’il les tripatouille sous toutes les coutures, Kumar en sait quelque chose. Il aime à dire qu’il les connaît bien. Certains sont simples et courtois et se démontent avec minutie, sans piège d’aucune sorte pourvu qu’on reste attentif. D’autres sont timides, délicats ou fragiles, et ne sont accessibles qu’à des trésors de patience. Il y a les objets d’arts élégants et hautains, un peu vides et superficiels qui n’ont pas grand-chose d’intéressant dans le ventre passée leur jolie surface. Il y a les trucs grossiers et solides, qui durent encore sans paraître se soucier des années. Il y a les machins modernes qu’il ne peut pas souffrir et qui sont parfois trop malpolis et inutilement complexes pour se livrer facilement. Il y a une histoire différente dans chaque objet ayant réussi à traverser le temps. Kumar ne les collecte pas toujours car ce n’est pas facile, et parce qu’il n’en a pas besoin pour s’attacher aux choses. Il en apprend bien assez quand il leur accorde les soins qu’ils méritent. Avec la patine sur leur métal, les éraflures sur leur cuir, sa boutique est comme peuplée de vieux amis, fatigués mais paisibles, venus se reposer.

Avec un grognement de satisfaction, Kumar se redresse de son établi en faisant craquer ses lombaires. Ça lui a demandé un peu de travail, mais il a enfin fini de réparer ce Leica Zero au boîtier tout abîmé et c’est un des plus beaux modèles sur lesquels il a posé les mains. On ne s’attend pas spécialement à trouver un objectif et une lentille en aussi parfait état sur un appareil photo de bientôt un siècle. Avec un petit sourire, Kumar le prend dans ses mains, le lève à hauteur de son visage, observe avec une curiosité renouvelée sa seconde jeunesse alors qu’il n’en ignore rien après les heures qu’il a passées dessus, courbé sur sa loupe. Tout a l’air de fonctionner tandis qu’il teste avec précaution les boutons et les réglages, et ce fait le met en joie même si cela ne se voit pas. La raison pour laquelle il aime autant réparer les boussoles et les appareils photo, c’est parce qu’après la réparation viennent toujours les essais. Et quel meilleur prétexte pour sortir se promener, un beau dimanche en fin de matinée, que pour tester un argentique du siècle dernier ? Très peu à l’évidence, car il faut moins de quinze minutes à Kumar pour quitter son atelier, blouson de toile sur le dos et le précieux Leica dans une sacoche rembourrée.

Le temps est doux mais le fond de l’air encore un peu frais et il se félicite d’avoir noué un foulard prune autour de son cou. Les promeneurs sont nombreux en cette belle journée mais le parc est suffisamment grand pour qu’on puisse trouver un peu de tranquillité au détour d’une allée de cailloux. Kumar inspire à fond, plissant les yeux sous la lumière claire et douce qui égaye le couvert des arbres. Il est encore trop tôt pour que les cerisiers fleurissent mais l’atmosphère chargée de la promesse du printemps vivifie sa peau alors qu’il s’éloigne sur une pelouse un peu moins fréquentée, vers l’abri d’un bosquet bien taillé. Sortant le Leica de sa sacoche, il vérifie une dernière fois les réglages et le lève devant son visage pour prendre un premier cliché.

Un énorme visage aux yeux écarquillés, tout du moins celui qui n’est pas dissimulé par ce qui ressemble à un cache-œil, remplit l’objectif comme une vision de cauchemar.

« HHH !!! »

Kumar bondit sur place, retombe de justesse sur ses pieds, recule de trois pas en baisant précipitamment l’appareil, le cœur à deux doigts de lâcher.

« Euh… Oui ? »

Qu’est-ce que… Kumar n’est pas aisément surpris. Il a plus de 200 ans que diable, il a vu son comptant de choses folles, dans cette vie comme dans l’autre. Il sait rester composé face à l’improbable et surtout, ne pas se mettre dans des situations délicates en parlant trop vite. Mais là tout de même, il doit admettre qu’il est peut-être un peu déstabilisé par ce qu’il a sous ses yeux.

Une immense personne qui lui met au moins une tête dans la vue s’est téléportée devant lui, surgie d’il ne sait quel néant. Sous un panache de cheveux blonds retenus par le chouchou le plus rose qu’il ait jamais vu (comme le reste de la tenue d’ailleurs), son œil unique le fixe, sombre et un peu fou. C’est peut-être le cache-œil, ou le sourire un peu trop large, ou le bouc noir et sévère qui encadre la bouche, ou le fait qu’il doit se tordre le cou pour lui rendre son regard, en tous les cas Kumar ne se sent pas rassuré malgré l’enthousiasme indéniable de l’inconnue. Il a reculé d’un petit pas, par précaution. Incrédule, il regarde tour à tour son Leica et l’apparition.

« Je ne suis pas professionnel. Je voulais juste tester cet appareil. »

Bon, la question n’est pas dénuée de sens, n’importe qui pourrait le prendre pour un vrai photographe à le voir se promener avec une antiquité de collectionneur comme celle-ci. Est-il pour autant apte à tirer le portrait de n'importe qui croisant son chemin dans un parc ? En a-t-il envie, même ? Pas sûr. En toute logique, il devrait poliment décliner. En toute logique.

Au lieu de quoi, il finit par lever gauchement l’appareil, le sourcil haussé avec perplexité.

« Vous… voulez une photo ? »

Pour éviter qu’elle le tue.

« H-... »

La bouche de Kumar s’ouvre, clapote une fois ou deux, se referme.

Chéri. Chéri.

Même Gayathri ne l’appelait pas comme ça. La dernière fois qu’on a utilisé ce genre de petit nom à son encontre, c’était dans une ruelle bien spécifique du port de Southampton en 1830 dont il n’a pas spécialement envie de se souvenir ici, en compagnie de cette immense inconnue tout de rose vêtue. Heureusement pour lui, il ne rougit pas facilement et il est de toute façon déboussolé de façon bien trop continuelle par son modèle autoproclamé pour avoir le temps de réfléchir. Modèle qui semble tellement aux anges en entendant sa proposition qu’elle double la mise.

« Euh... »

Kumar cligne des yeux. Certes il n’a aucune objection à lui opposer, hormis peut-être le fait que la pellicule n’est pas infinie et que le petit Leica dans ses mains n’a pas 10Go de mémoire comme les appareils modernes, mais il sait déjà qu’un tel argument ne ferait pas long feu. De fait, l’inconnue blonde est déjà lancée à toute allure et Kumar n’a aucune chance de la rattraper.

« Quelle p- Je ne… Je ne sais pas ? Euh... »

De plus en plus confus, il triture les réglages du Leica comme s’il pouvait lui donner la réponse. A-t-il mentionner qu’il n’était pas professionnel ? Qu’il n’a aucune idée des poses ou attitudes requises dans ce genre de situations ? Et surtout, cela lui serait-il d’un quelconque secours de le rappeler maintenant ? Pour ça au moins, la réponse est évidente. Relevant la tête vers l’œil unique qui l’observe avidement, en attente de ses éminentes directives, Kumar fait ce que doit faire tout homme qui tombe dans un courant plus fort que lui et espère survivre : il se laisse porter.

« Vous… vous pourriez peut-être, hm… Sourire ? En replaçant vos cheveux, comme ça... »

Il joint le geste à la parole pour illustrer son propos, avec la grâce et la fluidité d’un phoque sur une plage de graviers.

Au moins, elle a l’air enthousiaste. Et elle ne critique ni son choix de pose, ni ne se moque de sa gaucherie. Il aurait certainement survécu, il aurait entendu bien pire dans cette vie comme dans l’autre, mais c’est toujours agréable. Dans d’autres circonstances, Kumar aurait presque pu se détendre et se sentir plus à l’aise. Hélas pour lui, les autres circonstances en question impliquent un tout petit peu moins d’intensité de la part de la blonde inconnue et cela semble relever du domaine de l’impossible. En un claquement de main et un battement de cils, elle a pris la pose qu’il lui suggérait. Kumar se retrouve soudain à devoir baisser (un peu) les yeux pour la regarder, ce qui le prend par surprise. Il reste idiot pendant une fraction de seconde. C’est honteux et il l’admet volontiers mais le contraste entre sa posture candide, le rose de ses vêtements et l’infernal combo bouc/cache-œil est beaucoup trop sidérant pour qu’il puisse réagir aussi vite que le voudrait son modèle. Tout confus, il finit par lever maladroitement son appareil et concentre de toutes ses forces les trois neurones pas encore submergés par la situation pour se souvenir de son fonctionnement. Et c’est alors qu’il fait la mise au point qu’une toute

petite

mignonne

adorable coccinelle se pose délicatement sur la main gauche de l’inconnue.

Aussitôt, c’est le drame.

« !!!! »

Elle crie si fort que Kumar manque de laisser tomber son Leica, ne rattrapant l’objet que par miracle. Tout ce qui lui restait de cervelle grille instantanément alors qu’il la regarde secouer le bras à s’en déboîter l’épaule, terrorisée par la minuscule coccinelle trop choupie qui doit être présentement aussi sonnée que lui. Qu’est-ce qui se passe dans ce parc aujourd’hui, Seigneur… Ce n’est que lorsque ses bonds paniqués la ramènent vers lui qu’il sort de sa stupéfaction. Rangeant précipitamment l’appareil dans sa sacoche pour éviter un malencontreux accident, il tend les bras pour l’intercepter comme il peut.

« Calmez-vous ! Ne bougez plus, je–  je vais la récupérer ! »

Plus facile à dire qu’à faire. Il faudrait pour cela que la demoiselle en détresse dompte un minimum sa panique, ou au moins qu’il ose la toucher, or là c’est sans doute lui qui risque de s’affoler. Il n’a pas le choix pourtant. Il ne peut tout de même pas l’abandonner en un tel péril, ce serait infamant. Retenant son souffle et la suppliant intérieurement de le pardonner de souiller ses possessions, fût-ce pour la bonne cause, il attrape sa manche et l’écarte de son poignet pour essayer de voir la bestiole. Rien. Il remonte tant bien que mal le tissu sur son avant-bras en essayant de ne surtout pas toucher sa peau. Toujours rien. Hm. En désespoir de cause, il tend la main vers le col de sa veste pour l’aider à retirer la manche infestée, espérant qu’elle ne lui en tiendra pas rigueur.

« Elle est remontée. Tenez-vous tranquille un instant et tout se passera bien, je vais juste... »
« Hey ! Vous, là ! »

Kumar se fige, se retourne. Une joggeuse à queue de cheval s’est arrêtée sur le bord de la pelouse, les joues rougies par sa course et le regard plus que suspicieux à son encontre. Oh. Kumar lâche aussitôt tous les morceaux de la veste qu’il tient encore dans les mains.

« Qu’est-ce que vous faites ? »
« Euh... »
« Madame, cet homme vous importune ? »
« Ce n’est pas ce que vous croyez... »

Évidemment, ça sonne toujours encore plus suspect quand c’est la vérité.

C’est très égoïste et il en est navré mais Kumar espère vraiment, vraiment que son modèle va le blanchir des accusations qui sont portées contre lui tandis qu’il lève les mains en geste d’innocence. Oui, la situation prête à confusion et c’est plutôt rassurant que quelqu’un ait le courage d’intervenir mais cette fois-ci, promis c’est une fausse alerte ! Et puis il a toujours une pauvre coccinelle à déloger (et à sauver de l’écrasement dans la foulée) alors si on pouvait juste le laisser fouiller ce blouson rose en tout bien tout honneur… Heureusement pour lui, l’inconnue lave sans tarder son honneur, perdant une octave au passage en apostrophant rudement la personne venue à son secours. Kumar en sursaute, pris de cours. C’est sans doute la perruque et le rose mais il ne s’attendait pas à un tel baryton jailli de nulle part. Il ne fait néanmoins aucun commentaire, se contentant de soupirer de soulagement quand la situation se dénoue sans conséquences. Beau joueur, il s’incline devant la joggeuse qui reprend piteusement sa course pour la remercier. Tout cela partait d’une excellente intention.

Et maintenant, retour au charbon.

Kumar se retourne vers son modèle un peu plus sereine, prêt à reprendre sa chasse à la jolie coccinelle. Quelle n’est pas sa surprise de constater que les deux font maintenant amie-amie, l’une observant l’autre avec curiosité pendant qu’elle se promène sur la veste abandonnée dans l’herbe. Aaaw... La scène aurait pu lui arracher un sourire. En fait, il en esquisse la forme du bout des lèvres lorsque l’image le frappe soudain comme la foudre, le laissant bouche bée une demi-seconde. Kumar n’est pas un artiste et il l’a dit lui-même. Mais parfois, pas toujours, il n’y a pas besoin. Aussi subrepticement que possible, il tire le Leica de sa sacoche et le porte à hauteur de son regard. L’inconnue le regarde à cet instant précis et il n’a besoin que d’une furtive mise au point : la silhouette accroupie dans l’herbe, le visage anguleux, le cache-œil, les coulures de mascara, l’expression purifiée de toute sa terreur de tantôt, les couleurs, la lumière… Tout est parfait. Quand il appuie sur le déclencheur, il en est estomaqué. Il n’aurait pas pu réaliser une telle photo en dix ans de travail s’il l’avait voulu. Lui qui voulait tester les capacités de son appareil fraîchement réparé, il ne pensait pas être si bien servi. La certitude du travail bien fait est si vive qu’elle complète le sourire discret qu’il avait ébauché deux secondes plus tôt. Il hoche la tête quand on loue enfin la beauté de la petite coccinelle à l’origine de ce boxon :

« Oui. Je pense que celle-ci sera très réussie. »

Après tout, elle voulait des photos au départ. Il n’a pas la moindre idée de comment les lui fournir une fois développer mais c’est un détail. D’ailleurs, en parlant de détails :

« Excusez-moi mais comment vous appelez-vous ? »