La tragédie des petits pois - [Célestin & Esperanza Thallia]

Sa réponse ne surprend pas l'artiste une seconde. Trop poli pour décliner vraiment, trop réaliste pour accepter aveuglement. L'espagnole n'est pas blessée, encaisse avec une maturité -très rare dans son cas- le rejet, sans ressentiment. D'aucuns diraient que Célestin semble bénéficier de passes-droits pour passer outre les colères infantiles et spontanées d'Esperanza Thallia, et peut-être qu'ils auraient raison.

Reste qu'elle le prend tout de même au mot, jette un oeil à son téléphone pour y lire l'heure. Réflexe qu'elle a du prendre depuis qu'une luxurieuse montre qu'elle avait oublié de rendre était portée disparue. Bah, une de perdue, dix de retrouvées.

Les deux invidividus avaient nécessairement des conceptions du temps vastement différentes. De l'horaire, surtout, la lémure n'accordant que peu d'égards à la planification et aux heures fixées. Et puis, un certain sens de la sagesse les écarte aussi, Célestin avait su vieillir avec son temps.

Elle comprenait au moins les obligations de l'herboriste, les nouveaux devoirs qu'il s'était donné. Autant de barreaux qu'il rajoutait à sa cage, peut-être, ou alors la candide ne cernait pas bien le concept de liberté. Au moins, elle respectait ses choix, ne feraient certainement pas les mêmes, mais n'avait pas à les lui reprocher. Peut-être parce qu'il était heureux, lui, malgré tout.

Elle se lève enfin, s'étire grâcieusement pour aucune vraie raison, range sa chaise en la soulevant. S'éterniser n'est pas dans sa nature, et puis il restait milles aventures à vivre en ville ce soir. Elle doutait fortement que Célestin veuille la suivre, pouvait proposer néanmoins. Pouvait le faire certes, mais n'allait pas pour autant.

"Ma foi, si tu es tant occupé, je te laisse à tes obligations. Navrée d'être débarquée à l'improviste, ça me tenait à cœur de reprendre contact..."

Sous le ton de l'humour, elle se permettait d'être un minimum honnête. Lui partageant presque ses secrets, les habitudes qui faisaient qu'elle marquait les mémoires.

"Mais bon, si je n'apparaissais et ne disparaissais pas brutalement comme un mirage, je ne serai pas la même personne, si? Il faut cultiver son personnage."

Elle restait une dame cependant, et attendait de se faire guider vers la sortie, ou de se faire retenir à grands renforts de supplications. Non pas qu'elle y croie vraiment, mais ç'aurait été flatteur.

“Ma foi, si tu es tant occupé, je te laisse à tes obligations. Navrée d'être débarquée à l'improviste, ça me tenait à cœur de reprendre contact…”
“Oh non, pas la peine de t’excuser, c’est… Ça fait plaisir de te revoir, également.”

C’est vrai, en tant que tel.
Une fois la surprise passée.

Ça laisse pourtant un goût doux-amer dans le fond de la gorge, comme si son ancienne vie revenait brusquement entre ses pattes pour le faire trébucher. Il avait tant voulu la fuir qu’il en avait presque oublié la substance. Ce fut un rappel à son sens essentiel, il est vrai.

“Mais bon, si je n'apparaissais et ne disparaissais pas brutalement comme un mirage, je ne serai pas la même personne, si? Il faut cultiver son personnage.”
“Ah ça, je te le fais pas dire !”

Un rire.

“Je te raccompagne, attends.”

Célestin se lève à son tour de sa chaise, laisse en plat les tasses - il débarrassera plus tard, ce n’est pas grave sur l’instant. Il te mène à la porte, quand bien tu sais parfaitement où elle se trouve puisque tu es entrée sans attendre qu’il ne t’invite. Mais que veux-tu ? Il faut bien cultiver son personnage comme tu dis.

“N’oublie pas de repasser pour qu’on mange un bout ensemble, un soir. Même à l’improviste comme tu sais si bien le faire, tant que je suis à la maison, tout m’ira… Sinon je te dirais bien le contraire.”

Il pourrait presque engager le mouvement pour te claquer la bise, mais s’arrête au dernier moment. Ça ne fait pas - du moins ça ne se fait plus.

“Rentre bien en tout cas. C’était un plaisir de te revoir.”

Naturellement, son prince charmant la sert. Il vient lui montrer le chemin -elle le connaît, soyez certains- de la sortie, la guide tel le gentleman galant qu'elle attendait de lui. Oui, ça lui plaisait d'être choyée, et elle va même jusqu'à le laisser lui tenir la porte.

Et puis ç'aurait été dommage de ne pas se quitter sur une pointe d'humour, alors elle cligne d'un oeil en sifflant:

"Ne t'en fais pas, je repasserai un jour, bientôt. Je reviendrai peut-être même dîner ici quand tu n'es pas là."

Pour rire pleinement, encore fallait-il savoir s'il s'agissait vraiment d'une blague ou d'un aveu. Les deux, peut-être, le français devait cacher des petits légumes frais dans chaque placard qu'elle se ferait un malin plaisir de piller. Ou pas.

Elle le regarde, il ne l'embrasse ni ne lui serre la main, comme s'il se réservait. Comme s'il avait peur de la toucher, de frôler sa peau douce. Espièglement, elle revêt son masque de mime, et prétend à grands gestes lui baiser la main, inversant certes les rôles mais pour la bonne cause.

Et puisqu'un mime ne saurait parler, elle le quitte sur un délicat salut de la main, disparaissant dans la nuit, devenant une ombre et un souvenir, encore.
Partant hanter quelqu'un d'autre, chercher de l'attention ailleurs, parasiter quelque foyer plus luxuex et chaleureux.