La théorie du linge sale

C’était le jour fatidique. Le Jeudi démoniaque¹. Celui qui allait te bouffer toute ta nuit. Le jour tant répugné : celui de la lessive. Fort heureusement, en huit ans, tu avais pris le coup. Tu avais compris à quelles heures il y avait de l’affluence, et quels jours aussi. Alors, un jeudi, à 4 heures du matin, peu de chance de croiser qui que ce soit². Tant pis si tu réveilles quelqu’un. Mais bon, ils sont dans les étages en dessous, ça ne devrait pas déranger. Pour être franc, on t’a jamais rien dit donc bon.

Alors, tu es remonté jusqu’au premier sous-sol, le “Niveau -1” comme on l’appelle. Là-bas se cache la buanderie. Un petite salle avec seule quatre machines, comme une arrière pensée parce que “Putain, c’est vrai, les gens doivent laver AUSSI leurs vêtements”. Une salle dont on s’en fout tellement que son sol et ses murs sont restés en ciment. Une pièce vide qui n’attire pas beaucoup le regard, en somme. Lorsqu’on passe devant, on aurait du mal à deviner la fonction première de cet endroit, la confondant avec un placard à balais.

Honnêtement, si on ne t’en avait jamais parlé, tu n’aurais pas deviné qu’il y avait une buanderie ici, et tu serais encore coincé à faire ta lessive au lavomatic le plus proche. Et bon sang, ça te coûtait une blinde ! Le prix du lavomatic était exorbitant ! Une vraie arnaque. (Après, tu aurais pu faire un effort, parce qu’il y a quand même marqué buanderie en grand, sur la porte).

Donc voilà, c’était comme ça que tu étais ici, à 4h12, complètement nu³, en train de chanter (ou plutôt en train de gueuler)⁴. Tu avais hésité à mettre les vêtements que tu portais à laver. Mais après tout, il n’y avait personne. Quelle était la probabilité que quelqu’un rentre ici ? Quasi nulle. Mais quasi veut dire complètement, n’est-ce pas ? (Non, Koichi, c’est pas ça que ça veut dire). C’est pourquoi, avec ce choix judicieux (je tiens à préciser aux lecteur.ices que l’auteur à soupirer), tu avais jeté ton t-shirt, ton calbute à motif cactus et tes chaussettes dans la machine, laissant tes fesses à l’air. Dans le pire des cas, tu te jetterais dans le linge sale restant. Il devait bien y avoir un boxer quelque part ?

Bah, voilà. Le boxer Mickey la souris⁵ ferait bien l’affaire.

De toute façon, pourquoi se stresser pour ça ? Personne n’allait venir.

Personne.

Dans ta tenue d’Adam, tu te laisses entraîner par la musique, elle t’envoûte et te fascine.

Pendant l’espace d’un instant, tu es ailleurs, tu es loin ; la musique, c’est toi et tu es elle. Chaque vibration semble provenir de ton corps lui-même. Le ciment froid ne te fait aucun effet, tu as même l’impression de marcher sur un nuage.

Pendant l’espace d’un instant, tu oublies qui tu es et pourquoi tu es ici. Les corvées s’effacent de ton esprit et tu profites de ton existence. La laideur des murs ne t’empêche pas de voir la beauté du monde, la beauté des sons qui résonnent en toi et dans la salle.

Pendant l’espace d’un instant, bien trop bref.

Tu ne l’entends pas arriver. Normal, ton volume à fond, tu chantes à tue-tête, dans un anglais très moyen. Tu t’éclates comme s’il n’y avait pas de lendemain. Normal, peut-être qu’il y en aura pas ; d’un jour à l’autre, tu pourrais tomber en poussière.

Un rire, et là, tu l’entends, tu sors de ta bulle. Un sursaut, un cri. Putain, il est beau. Pendant une seconde, tu es mesmérisé par cet homme. Une peau qui tire vers le brunâtre, quelque chose de méditerranée, un mélange subtil mais réussi que tu serais incapable de dicerner, tandis que lui t’observe de ses deux émeraudes. Cette personne est un canon, mais il faut plus que la beauté pour ça : un rire et une voix. Il faut un rire qui éclate les coeurs, qui fait comme des étincelles au bout des doigts, comme une sensation étrange mais tu en redemandes parce que c’est ça, c’est électrisant. Et il faut une voix, qui te donne envie d’écouter tout ce qu’il dit, une voix qui obsède, la seule que tu pourrais entendre parmi la foule ignorante, une foule qui ne voit pas ce canon. Ce gars, il a tout ça.

Pendant un instant, tu oublies les convenances, et tu laisses presque échapper un “ouah” de fascination. Mais tu te retiens et tu te rappelles ; la gêne, elle est là. Elle est présente. Tu es nu, devant un homme qui semble incroyable. Tu es dans ton plus simple appareil et lui, il rit. Il rit de toi.

Ce ne serait pas la première fois, n’est-ce pas ?

Tu comprends pourtant quelque chose, tandis que tu caches ton visage rouge et luisant (n’oublierais-tu pas un détail ? Comme quelque chose qui pend sous son nez ?), tu comprends “désolé”. Le reste est un charabia pour toi ; l’anglais et toi, c’est pas ça. Si Maman avait été vivante, peut-être aurais-tu pu apprendre plus ? Les cours, ça t’aidait pas. Pourtant, tu n’as pas un si mauvais accent. Mais tu parles comme un enfant de quatre ans. Après tout, cet enfant est mort le jour où elle s’est enfuie avec les nuages, un peu comme toi, cet été-là, quand tu as pris ton dernier voyage. Un départ inattendu, et ça, qui l’aurait cru ?

Et là, “une idée”, tu ne sais pas laquelle, mais il se dénude. Lui aussi, est-ce qu’il va se mettre dans son plus simple appareil ? Tu n’es pas vraiment prêt pour ça. Tu en as vu des hommes nus : ceux des bains publics, ton frère quand vous vous baigniez ensemble, les vestiaires après la natation. Mais là, c’est différent, c’est pas le même contexte. Bon sang, tu n’as pas pu t’y préparer, ton visage ne pourrait pas devenir plus rouge… pourtant, il le fait.
Tu te jettes sur le boxer Mickey. Il est sale mais tant pis ! Ce sera mieux que d’être entièrement dévoilé devant lui.

Putain, il est beau.

Il reste comme ça, lui aussi, avec un boxer. Mais le sien est à canard. C’est mignon, t’es jaloux un peu. Après tout, tu n’as que des boxer à motif, mais pas avec des canards : c’est honteux, un peu. Il te pose une question, mais tu ne comprends pas. Enfin, si “Butt”, mais veut-il dire mais ou fesse ? Là, la question est complète. De toute façon tu n’as aucune info. Peut-être voulait-il justement que tu caches tes fesses ? Ça, c’est fait, donc, c’est bon, non ?

Alors. Tu restes là, tandis que la musique joue toujours. Oh merde. La musique. C’est vrai ! T’as lâché ton téléphone dans la panique. L’écran est pété, mais il fonctionne. Bon, ce serait pas ton premier téléphone en milles morceaux, mais quand même…

— “Fait chier”, tu lâches, accroupis dans la buanderie.

Bon, tu soupires, que peux-tu y faire ? Au moins, il fonctionne toujours. C’est déjà ça.

Maintenant, le silence qui n’est interrompu que par le bruit des machines. C’est gênant un peu mais putain, il est beau. Tu regardes plus bas. Son caleçon.

— “Moi aimer !” dis-tu, en baragouinant en anglais. C’est marrant, on pourrait croire que tu te fous de sa gueule à parler comme un natif (merci maman qui t’as donné les bons accents de Seattle), mais c’est pas ta faute. Tu comprends pas le côté tendancieux de la chose : tu voudrais juste savoir où acheter ce calbute pour toi. Même si, bon, le gars… Putain, il est beau.

Il cache son visage derrière ses brûlures, et tu ne comprends pas. Il rit, et tu ne comprends pas. Tu as l’impression de revenir huit ans en arrière. Ton coeur, Koichi, il coule, dans un océan de solitude. Tu as honte (tu devrais). Tu as peur (regarde-toi). Tu as envie de pleurer (tu n’as que ce que tu mérites).

L’envie de courir, de le pousser et de t'enfuir. L’envie de t’enfermer dans ta chambre et ne plus jamais en ressortir. Ta place est là, après tout.

Tu sens les larmes pleurer. Pas ici, pas maintenant. Tu as déjà l’air assez ridicule. Tu respires un bon coup, poitrine en avant, tu remets tes cheveux en arrière. C’est pas grave. Il rit parce que tu es drôle. C’est ce que tu veux. Alors, tu souris, avec un rire léger. Comme si rien ne s’était passé.

Mais il n’est pas vraiment toi, ce rire, n’est-ce pas ?

“Arrête”, dit-il entre deux rires. Tu continues à sourire, tandis qu’il sort son téléphone. Ah oui. Tu sais ce qu’il va faire ; prendre une photo de toi, pour qu’on se moque encore toi. Ce n’est pas grave. Tu as l’habitude.

Tu souris.

Tu ne sais pas où te mettre.

Tu souris.

Et puis le son. Une voix électronique retentit dans la pièce ; il cherchait à communiquer. Tu es tellement surpris que tu en es surpris. Tu n’écoutes pas entièrement, mais le voir taper à nouveau sur son téléphone, tu réalises que tu devrais faire pareil. Tu fonces sur le premier site de traduction que tu trouves, et tu écoutes, cette fois-ci, avec attention, ton téléphone éclatée, tenue entre tes deux mains, proche de ton coeur.

Quelle drôle d’image. Deux gars en sous-vêtements, tentant de communiquer ensemble grâce à un appareil de poche. On est proche de l’absurde ; mais après tout, la mort n’est-elle pas absurde, justement ?

Tu apprends que tu lui as fait rire par ta nudité (tu t’en doutais). Peut-être était-ce pour mieux se moquer de toi, au fond ? Il n’y avait peut-être pas de bonnes intentions. On dit que l’Enfer en est pavé. Tu crois fermement que ses fondations sont faites de méchanceté.

La vérité, c’est que la traduction n’est pas parfaite, mais elle est compréhensible, elle fait passer le message. Alors, tu essayes, tu veux communiquer. Koichi, tu cherches tes mots. Le silence aurait pu être total, si ce n’était pas pour les machines qui tremblaient et tes doigts qui parcourait l’écran fissuré.

Tu le regardes. Tu te mords la lèvre. Tu répète alors ton premier message

Tu songes à une proposition. Mais c’est trop direct. Pourquoi est-ce qu’il voudrait accompagner un crétin qu’il a vu à poil dans une buanderie. Il doit te prendre pour un abruti, un fou ou un pervers. Peut-être même les trois.
L’une des ces réponses est juste. Une deuxième pourrait l’être.

Dans sa gentillesse, il accepte d’aller faire du shopping avec toi. Ce serait fun, tu te dis. Après tout, qui n’a pas besoin de nouveaux sous-vêtements ? On en a toujours besoin ! C’est un élément essentiel de notre société ! Bon, peut-être pas. Mais c’est toujours agréable d’avoir des vêtements un peu fun. Et puis, Shibuya, c’est hip, c’est hop, c’est- ok, je me tais. Mais tu avoueras qu’on y trouve plein de trucs sympas là-bas.

Il te dis que d’ici-là, il va essayer de parler un peu plus japonais. Toi, ce serait bien que tu t’entraîne à l’anglais. Tu n’auras qu’à faire plus d’exercices d’anglais avec Jen. Enfin, ce serait quand même plus facile si tu allais aux catacombes pour y étudier ! Malheureusement pour nous tous, tu refuses de t’approcher du moindre endroit qui ressemble de près ou de loin à une école.


Et puis, il te demande où tu habites.


Et puis, oh putain, c’est vrai. VOS NOMS. La bande de génies, là. Visiblement, pas un pour en rattraper l’autre. Bravo, quand même.

Bref.


Alors, tu te lève, pendant que la voix robotisée dis ça. Tu t’inclines devant le gars, parce que bon, c’est ce qu’on t’a appris. Au début, les gens qui se présentaient avec une poignée de main ou quoi, tu trouves ça grave chelou, mais tu as finis par t’y habituer. C’est même marrant un peu, mais toi, tu continue dans tes habitudes, parce que c’est ce que tu connais, et que c’est marrant que tout le monde ait une façon différente de se présenter.

— “Sato, Koichi !” La tête en bas, tu réfléchis, tu cherches tes mots. Et tu te relève, ton pouce pointé vers toi, fièrement, comme un abrutis alors que t’es presque nu, un grand sourire aux lèvres : “26 ans, B positif et célibataire !³”

C’était Jen qui t'avait appris cette phrase. Tu n’étais pas sûr de tous les mots, ni du sens exact mais elle t’avait dit de répéter ça pour quand tu croiserais un gars canon. Et, on va pas se mentir. Altan est canon. Mais elle aurait pu t’apprendre pire… Heureusement, ce n’est pas le cas.

Face a écrit:

Les machines, toutes, s’arrêtent soudainement. Pourquoi ? Le mystère est entier, mais maintenant, tu as ton linge, et celui d’Altan, qui est mouillé, et couvert de savon. Bon.

JAPANESE ⟷ TURKISH

Euh… On fait quoi maintenant ?!

Demandes-tu, un peu perdu et paniqué.

Pile a écrit:

La machine s’arrête.

— “Oh !”, t’exclames-tu après ta présentation.

La lessive est finie, maintenant, au tour de la deuxième partie. Bon, D’abord, tu charges la lessive dans le sèche-linge, parce que c’est bien de pas avoir du linge mouillé !

Et maintenant… Le dilemme.

Je veux dire, oui, tu mets ce qui reste de lessive dans le lave-linge mais… et ton caleçon ? Je veux dire, c’est un caleçon sale. Tu vas pas rester avec UN caleçon sale accroché aux fesses ? Tu restes planté là, hésitant, tes mains prêt à retirer ton sous-vêtement, complètement bloqué dans ton geste. Tu n’es pas sûr de ce que tu devrais faire.

Altan, tu connaissais enfin son nom, se présenta, essayant de faire comme toi. C’était vraiment sympa de sa part, d’essayer de le dire en japonais. Et c’était avec plus ou moins de succès ! Il était très compréhensible ! Il n’était pas particulièrement plus âgé que toi, quoique. Il avait l’air d’avoir une dizaine d’années de plus. Peut-être était-il mort récemment ? Ce qui expliquerait que tu ne l’ai jamais vu dans l’immeuble, s’il habite ici. Ça paraît logique. Personne ne squatte la laverie d’un immeuble où iel n’habite pas !

Il te fit signe que c’était ok pour goûter à ta cuisine. Ça te fait trop plaisir. Ok, t’es pas le meilleur cuistot du Japon, même pas de l’immeuble, on va pas se mentir, mais tu es content de pouvoir essayer plus de recettes ! Dans une autre vie, peut-être serais-tu devenu propriétaire d’un food truck¹ !

Le beau (et gentil !) monsieur te propose une serviette ! C’est trop bien ! Tu acceptes avec un grand sourire et un “merci !” un peu mal prononcé. La serviette est assez grande pour te couvrir du torse aux cuisses. Les fesses à moitié à l’air, après t’être enroulé, tu jettes le caleçon dans la machine. Parfait. La lessive peut rouler et d’ici à ce que le sèche-linge ait fini, tu pourras mettre des vêtements bien chaud, bien doux. Et Altan pourra mettre sa serviette à laver en toute tranquillité.

Tu te rends bien compte que c’était un peu bizarre et étrange² de tomber sur un gars à poil alors quand on veut juste faire sa lessive.

Fais-tu dire à la machine pendant que tu montres ton corps avec tes mains, l’air un peu abattu.
Et il te pose la question. Pourquoi t’es là. Tu n’as pas envie de lui parler de tes cauchemars, des insomnies. Alors, tu mens à moitié.

— “Solitude ?” dis-tu, pas sûr de ton anglais. Lonely, c’est ce que tu dis, mais ce que tu veux dire c’est Parce que je suis tout seul ici, tranquille et je peux être moi, sans le regard des autres. Parce qu’ici, je fais quelque chose au lieu de faire des cauchemars qui me donnent parfois envie de mourir une deuxième fois³. Mais c’est trop dur à dire. Et pas seulement en anglais.

Tu as un léger sourire, peut-être un peu triste, mais tu fais semblant.

C’est tout ce que tu sais faire, après tout.

Sourire.

Et puis tant pis. Tu t’assois sur le sol, les fesses protégées par la serviette sale et tu remets ta musique, quand le silence commence à s’installer.

— “Toi connaître ?” dis-tu, en pointant le téléphone, tandis que les notes commencent. Une chanson anglophone⁴. Sûrement, Altan connaissait.

Et passer la soirée comme ça, sous la musique et à dire des bêtises mal prononcées, ça te convient parfaitement.