J’interprète sa réaction comme un oui, une réponse affirmative, bien que silencieuse, qui me réchauffe le cœur. Elle seule peut provoquer ce genre de réaction chez moi. Elle seule en a jamais été capable.
Malgré la confiance aveugle qu’elle semble avoir à mon égard, peut-elle sentir mon hésitation, lorsque j’approche l’aiguille de la peau diaphane de son bras ? Remarque-t-elle mon air pincé, à deux doigts de rebrousser chemin, alors que je me mords les lèvres pour mieux me persuader d’aller jusqu’au bout de mon geste ?
C’est son choix.
Je sais pertinemment que je me dois de respecter sa décision, soutien ses prunelles obsidiennes avec un sourire que je veux rassurant. Pour elle, ou pour moi ?
Devenir une Chimère n’est pas un choix facile, c’est un peu comme choisir de porter une étiquette bien visible sur son front pendant le reste de ses jours. Cette étiquette est une revendication, de force, de liberté, mais s’accompagne de conséquences que certaines ont du mal à envisager. Le regard des autres, les insultes, le harcèlement.
C’est quitter une douleur pour une nouvelle peine, seulement différente de la précédente. C’est le prix à payer pour avoir la force de se défaire des chaînes qui nous entravent aux volontés de la société et aux griffes des hommes.
Mon regard se durcit et je laisse la pointe de la l’aiguille s’enfoncer dans la chair tendre du bras de Chisako. Je connais trop bien la douleur qui embrasera bientôt tout son être et ne peut m’empêcher de me sentir coupable à l’idée de la lui infliger.
Mais le pouvoir de cette seringue me dépasse largement, je ne suis que la main qui presse le piston pour que le liquide qu’elle contient se déverse dans les veines de ma petite protégée. Si j’ai la certitude que le processus va se révéler long et douloureux, je n’en connaît pas le résultat final, ignorant tout bonnement à quel animal Chisako va se retrouver lier.
Un sourire traverse fugacement ma mine préoccupée.
Un animal puissant, à n’en pas douter.
Dardant mes yeux de chat sur le visage de Chisako, je constate qu’elle a grandi pour ne plus craindre la douleur des aiguilles, alors qu’il fallait presque lui promettre une journée au parc d’attraction pour obtenir d’elle qu’elle ne morde pas les médecins, en cas de vaccin.
J’applique un coton sur la petite marque laissée par le passage de l’aiguille et le presse contre sa peau. Elle a grandi. Seule, sans moi, dans un monde inconnu. Et pourtant, elle n’a pas flanché. Aujourd’hui en est la preuve.
— Et voilà, c'est fait, je murmure en écartant quelques mèches brunes de son visage rougi par l’effort et la concentration.
Déposant la seringue sur le parquet de la terrasse, je détourne mon regard à peine quelques secondes, mais c’est suffisant pour que Chisako s’effondre, plongeant dans mes bras comme s’il s’agissait de sa dernière étreinte, ses lèvres parvenant à articuler un remerciement, dans un souffle, juste avant qu’elle ne perde pied.
Comme pour clôturer la fin de sa précédente vie. Premières paroles d’une âme bientôt ressuscitée pour la seconde fois.
Je l’étreins à mon tour, scrute son visage de poupée japonaise en me demandant si, au terme de la transformation, celui-ci sera intact. La plupart des Chimères sont reconnaissables aux teintes chatoyantes de leur corps, cheveux, yeux. Sera-t-elle déçue, surprise, contente du résultat ? Je me le demande bien, mourant de curiosité à sa place.
Doucement, je me décale pour l’allonger sur le sol de la terrasse, sa tête reposant sur mes cuisses. D’une main distraite, je caresse ses cheveux alors que le temps s’égrène petit à petit dans le jardin, le soleil descendant peu à peu, transformant l’atmosphère en nimbant les feuilles d’une lumière faiblissante.
Un instant, j’ai envisagé de la transporter jusqu’à une chambre, mais si c’est pour qu’elle se retrouve avec le physique d’un éléphant et qu’elle détruise tout, ce n’est pas la peine.
J’ignore combien de temps prendra sa transformation.
Crépuscule d’une vie
Aube d’une nouvelle mort
Durant le sommeil de Chisako, j’ai eu le temps de réfléchir aux meilleurs moyens de l’accueillir. Comment organiser la maison, où placer sa chambre, définir des limites, tant pour elle que pour moi. Il me semble revivre son adoption, notre rencontre, le jour où elle a emménagé dans la résidence traditionnelle des Shinoda.
Alors que la nuit tombe lentement, elle a eu le temps de se transformer, d’en souffrir, pour finalement s’endormir. Jusqu’à ce qu’elle puisse ouvrir les yeux sur sa nouvelle existence. Dans la pâle lumière du soir, je peux déjà apprécier les changements dont son corps à fait les frais, un sourire amusé sur le visage.
A son réveil, elle aura la force qu’elle souhaitait acquérir.
Quelque part, j’ai peur qu’elle ne rejette ces transformations, qu’elle ne regrette sa décision, que de ce choix ne naisse un complexe bien pire que celui né de la peur de l’infériorité.
Mes doigts griffus jouent avec une mèche que la lumière du soleil couchant pare d’une aura dorée, avant de retomber lourdement le long de mon corps. Doucement, mes yeux se ferment à leur tour, fatigués de l’attente et de l’appréhension sans fin que je ressens.
Peut-être est-ce à elle que je songe, alors que je me suis mollement affaissée, m’endormant malgré moi à cause de la tension que j’éprouve.