Yzevi était encore à l'une de ses éternelles errances dans l'immense ville où elle se trouvait maintenant. Elle n'arrêtait pas depuis qu'elle était arrivée. Faut dire que pour quelqu'un d'aussi actif, rester immobile est carrément impensable, surtout quand la machine à réfléchir est activée pour turbiner en boucle avec de très rares pauses.
Ca faisait presque un mois. Un fichu mois qu'elle avait débarqué ici. Un fichu mois qu'elle s'était cassée la nuque et se cassait le cul maintenant depuis peu à trouver un travail, ou déjà, pour bien commencer, une idée de travail dans ce monde, histoire d'avoir un peu d'argent. Car l'argent c'est utile, c'est quelque chose de rationnel au fonctionnement rempli d'une logique rassurante. Même le fait qu'il y ait du travail ici était rassurant. Et bien, quoi, Yzevi se raccrochait comme elle le pouvait à des points de repères logiques et dont elle avait l'habitude, ce qui avait pour mérite de l'apaiser un peu, surtout quand les objets se mettent à flotter tout autour sans prévenir dans l'appartement Gagarine alors qu'elle est occupée à faire des biscuits dans la cuisine et ne s'attend nullement à ce que tout se mette à léviter et elle avec. Ca par contre, même si elle était dorénavant prévenue depuis belle lurette, elle ne s'y faisait toujours pas. Satané monde illogique.
Elle enfonça plus profondément ses mains dans ses poches, la mine se renfrognant un coup à cette pensée. Pourquoi tout ne peut pas être mathématique et carré, hein ? Au moins, là, on sait en quoi il faut croire et sur quoi se baser. Tout ne risque pas de foutre le camp. Les théorèmes sont sages, eux, pas comme la gravité dissidente de l'appartement qu'elle partageait en colocation avec d'autres personnes qui lui étaient pour l'instant apparues sympathiques.
Elle avançait sur le « Rainbow Bridge » de sa manière habituellement pensive dont rien à part éventuellement la fin du monde et encore pouvait l'en tirer. Ou alors un contact physique qui n'aurait alors pas manqué de la faire bondir de trois mètres de haut par surprise avec un peu de léger effroi sur le moment.
Néanmoins, ses yeux se détournèrent du chemin de devant elle pour glisser paresseusement sur le soleil qui peu à peu commençait à se coucher. Son cœur bondit inévitablement, et ses pieds s'arrêtèrent irrésistiblement sur le bout de trottoir, se plaçant près des barreaux qui évitaient aux maladroits d'aller faire un petit plongeon dans l'au-delà – ah non c'est déjà fait ça- ou plutôt dans de l'eau aux fonds certainement croupis et vaseux. Elle devait être aux quatre cinquièmes du pont. Le ciel se teintait doucement de lueurs orangées tirant avec douceur et de moins en moins de timidité sur le rosé.
La bise souleva doucement les plis de ses vêtements ainsi que ses cheveux attachés en queue de cheval, et elle inspira plus profondément encore, s'emplissant non pas que de pollution maladive, mais aussi du calme qu'apportait ce simple spectacle parmi le raffut ambiant. Il faisait un tel contraste avec ce qui entourait la jeune archéologue, et cet aspect avait quelque chose de magnifique.
Malheureusement, elle fut tirée assez brusquement de son émerveillement discret qui ne se lisait clairement par une brillance passionnée que dans ses prunelles d'or ; des bruits autres que ceux des véhicules s'entendaient à l'extrémité du pont dont elle était la plus proche. Elle tourna la tête vers la source des sons, les yeux s'écarquillant légèrement d'intrigue.
Un gars maigrelet venait de se faire jeter au sol et était entouré de trois types assez baraqués et aux allures très peu commodes. L'un deux lui asséna un coup de pied au ventre, et les autres se mirent progressivement à suivre son effarant exemple. Yzevi se crispa violemment, les yeux s'agrandissant, le souffle coupé.
Pourquoi ? Pourquoi le frappent-ils ? Pourquoi cette violence ? Et puis cette injustice ? D'où ils ont cru que se mettre à trois gros tas de muscles sur un pauvre type était glorieux ?
Ce genre de pensées continuèrent d'affluer dans son esprit d'ordinaire pacifiste, le gonflant peu à peu d'un sentiment de révolte et de rage, fronçant légèrement ses sourcils et faisant pincer ses lèvres délicates. Ses poings étaient serrés et fermement crispés dans ses poches, et l'air passait de façon étroite dans sa poitrine contractée de ce sentiment profond de révolte qui à chaque fois la poussait à agir.
Oh oui, elle le savait, elle le connaissait fort bien ce sentiment. Et elle savait parfaitement quels soucis ça pouvait lui amener dans la figure si elle le laissait prendre trop de place. Mais, malheureusement, ce sentiment est de l'un de ceux qui font agir impulsivement, avec désinvolte et naturel.
Yzevi souffla un coup par les narines et ses pieds se détournèrent des barreaux pour reprendre le chemin d'un pas pressé, tout en sortant les poings. Son cœur se mit à battre de plus en plus vite, tout content de voir affluer autant d'adrénaline et étant hâté de le distribuer à la moindre parcelle du corps de la jeune femme entêtée. Elle courait maintenant.
Un des malabars s'apprêtait à asséner un nouveau et énième coup de poing dans la face amochée du pauvre homme. Yzevi bondit et stoppa net ce roc recouvert de peau humaine, l'enserrant entre ses deux mains aux doigts crispés, fermement campée sur ses deux pieds, le regard farouche. L'autre retira sa main, marquant un temps d'arrêt dû à la surprise de se faire interrompre dans sa petite séance défoulement. Puis, passé ce moment, il la jaugea, et peu à peu un sourire mauvais étira ses lèvres cruelles.
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D'quoi tu t'mêles pimbêche ? , siffla-t-il en anglais entre sa cigarette éteinte.
Yzevi ne répondit pas mais le regarda pour toute réponse avec effronterie, plus que sur les nerfs. Elle haïssait ces gens-là, mais qu'est-ce qu'elle pouvait les haïr !
Voyant qu'il n'obtiendrait pas de réponse orale pour l'instant, il déclama, sombre et amusé :
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Occupe-toi de tes affaires et comme je suis galant tu t'en sortiras sans dégâts.-
Et tu crois que je vais laisser trois espèces de couilles molles s'en prendre lâchement à un pauvre gus ? Tu rêves ! , siffla-t-elle, courroucée.
L'autre soupira, et se mit à faire craquer son cou ainsi que ses phalanges de façon sonore, faisant rouler ses muscles sous sa veste aux manches volontairement déchirées pour le style et son débardeur tout aussi noir qu'elle.
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Dernier avertissement. Tu décampes. Ou on te castagne aussi. Clai... ?La fougueuse justicière ne lui laissa pas le temps de terminer et son poing alla se fracasser violemment sur son nez qui craqua en un bruit sinistre ; suivi de près par son pied qui rencontra avec élan, souplesse et d'un geste presque naturel par son incroyable vivacité, l'entrejambe de l'opposant. Il s'écroula dans des grognements irascibles.
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Oh la salo... , crachait-il en goûtant avec déplaisir aux joies de se retrouver à son tour au sol.
Elle se rendit compte alors de son geste.
…. oUPS ? Merde. Elle avait vraiment fait ça ?
Elle resta quelques courtes secondes à contempler son bref « chef-d'oeuvre », s'étonnant comme à chaque fois qu'elle recourait instinctivement à la violence quand la situation en ressent le besoin.
Elle se retourna et ce fut pour voir un poing arriver durement dans sa direction. Elle se baissa de justesse en émettant un petit « woUUP » et bondit pour aller mettre à son tour un coup de poing à son deuxième adversaire. Le troisième semblait comme planté de surprise devant la vision de son chef échu sur le goudron. Et tant mieux.
Le poing de la femme aux cheveux châtaigne vola.
L'autre s'écarta et se baissa à son tour pour l'éviter.
… le poing d'Yzevi alla cueillir la face d'un passant à proximité de la fin du pont. Pendant deux trois secondes elle ne comprit pas. Puis, une expression de sincère surprise plana sur son visage.
-P-pard... , dit-elle.
Mais elle n'eut pas le temps de finir sa phrase elle non plus car son adversaire revenait de nouveau à la charge, profitant que son attention soit occupée un court instant pour la déstabiliser. Il faillit l'atteindre, de justesse, mais elle avait bondit sur le côté par réflexe. Comme quoi les réflexes de survie ça existe encore de nos jours. Du coup, elle revint à la charge à son tour.
Mais le troisième comparse était sorti de son espèce de transe, et ça, elle ne l'avait pas vu. A peine son genou atteignit le ventre du type au col roulé qu'un poing cueillit sa mâchoire et éclata sa lèvre inférieure, la désarçonnant quelques instants. Elle fit quelques pas en arrière, portant la main à la zone touchée qui lui faisait vibrer le crâne à cause des répercutions du coup. Son visage resta impassible tandis qu'elle essuyait le sang qui perlait le bout de sa lèvre dans le but de goutter sur son menton..
Elle jeta un coup d'oeil à l'homme maltraité quelques temps avant. Il était à quatre pattes et commençait faiblement à se relever, tentant tant bien que mal de se remettre de sa douleur.
Il n'était par ailleurs pas le seul. Malheureusement.
En effet, celui qui semblait être le chef de bande se remettait de ses désagréables émotions et paraissait étrangement sur les nerfs, le regard brûlant de haine, une veine pulsant à sa tempe comme un mauvais présage.
Ils étaient trois et elle était seule avec un gars complètement ensanglanté, et en plus elle s'était certainement mise à dos un passant qui essayerait peut-être d'avoir sa vengeance pour le coup de poing involontaire lui aussi. Mais enfin, quoi, elle n'avait pas fait exprès tout de même !
Alors, elle plaça avec résolution ses poings sur ses hanches, attendant. A côté, les voitures vrombissaient de façon inimaginablement assourdissante, les ignorant superbement. Elle se posta avec détermination devant le type amoché.
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Laissez-le. Ce ne sont en effet pas mes affaires, mais...Un poing fusa, la coupant une nouvelle fois.
Elle avait laissé filer sa chance de s'en sortir sans bobos. Mais quoi, madame est casse-cou jusqu'après la mort on dirait. Elle expira, exaspérée, et saisit le bras du type à la cigarette éteinte dans une clé de bras qui le lui tordit, retournant son corps de l'autre côté, avant de le jeter une nouvelle fois au sol. Mais les opposants étaient plus vifs qu'au début, et ils s'y mettaient à plusieurs contre elle...
Elle avait peu de chances d'en sortir vainqueur, surtout que ça faisait un bail qu'elle n'avait eu recours à la bagarre. Son plan était surtout d'attendre que le blessé puisse se barrer, et pour se faire lui laisser assez de temps, mais si ça s'intensifiait et se compliquait, Yzevi risquait d'avoir un peu de mal au bout d'un moment.
Mais elle s'accrochait. Madame est extrêmement têtue quand elle s'y met.
Le type se releva et les trois se mirent en une courte lignée serrée en face d'elle, l'air énervé, les muscles gonflés de mécontentement. Et elle les regardait, tendue, le regard calme mais déterminé. C'était peut-être ce calme qui avivait la flamme de leur agacement tout en les refrénant un tout petit peu à cet instant précis.
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Tu es seule contre nous trois, tu n'as aucune chance. , déclara le troisième type qui était muni d'un sweat gris ouvert et d'un collier clouté.