Tokyo était une ville animée la nuit. Enfin, c'est ce qui se disait. Mais comme dans toutes les grandes villes, à la nuit tombée, en retrait des grandes rues, il y avait des lieux à ne pas fréquenter si on voulait éviter les ennuis. Généralement des lieux où circule de l'argent sale. Que ce soit l'argent ou les ennuis, Miles n'aimait ni l'un ni l'autre. Mais c'était pourtant sans crainte qu'il sillonnait ces ruelles dangereuses ce soir-là. Depuis peu, il s'était lié d'amitié avec un chien issu de ces quartiers malfamés. Kudos, l'avait-il appelé. Un nom qui contrastait bien avec l'apparence disgracieuse du canin. Car Kudos était un chien zombie, et comme personne ne s'embête à fabriquer des potions pour animaux zombifiés, ceux-ci sont simplement voués à une monstrueuse existence, terrés au fond de ces ruelles sombres. Ces fantômes sauvages ont généralement peur des spectres humains qui, horrifiés par leur laideur ou écœurés par leur odeur, peuvent se montrer très hostiles.
Alors, avant de rencontrer Miles au détour d'une de ces ruelles miteuses, Kudos menait cette vie de monstre. Comme toute sa meute, il se cachait et ne mangeait que de pauvres restes traînants au fond des poubelles de restaurants crasseux. Mais depuis leur rencontre, il l'attendait tous les soirs au même coin de rue où ils s'étaient rencontrés. C'était près du skate-park, à l'arrière d'un fast-food peu fréquenté à cause de sa mauvaise réputation. Alors qu'il était affamé, il avait eu pitié de lui et lui avait donné à manger. Depuis, tous les soirs, Kudos l'attendait là. Et tous les soirs, en rentrant du skate-park, Miles s'arrêtait pour passer un peu de temps avec lui. Parfois quelques minutes, ou juste quelques secondes, le temps de le saluer avec une petite caresse. Parfois plus, parfois des heures. Au crépuscule, il allait jouer avec lui dans des lieux peu fréquentés, là où sa condition physique ne pouvait choquer personne.
Mais ce soir, personne ne l'attendait au coin de la rue. Ce n'était pas bizarre, c'était totalement anormal. Le jeune zombie était réellement inquiet pour son chien. Car oui, il le considérait comme le sien, même s'il ne pouvait pas le voir en journée ni le ramener chez lui à cause de ses colocataires. Et s'il s'était fait enlever ? Il avait entendu tellement d'histoires de torture d'animaux dans ce monde... Leur nombre était si élevé que c'était presque quelque chose de légal ici, c'était affligeant.
Sans prendre le temps de rentrer, Miles s'était donc lancé à la recherche de sa boule de poils - même si elle n'en avait plus tant que ça, des poils. Il n'avait de ce fait pas pris de potion aujourd'hui, il était dans un piteux état. Sale, il sentait mauvais. Ses bras et ses jambes écorchés, parsemés de gros bleus et ses yeux bleutés se ternissaient pour adopter une teinte verdâtre. Mais tout ça, il s'en fichait. Comme tous les regards sournois qui se posaient sur lui alors qu'il roulait entre les dealers et les prostituées, il s'en fichait. Sur sa planche, il se sentait en sécurité, trop rapide pour être atteint. Bien sûr, tout ça ce n'était que son point de vue. Son illusion. Car en réalité, il se mettait bel et bien en danger en effectuant ces recherches nocturnes seul. Mais il n'était pas du genre à demander à ce qu'on lui tienne la main. Non, il préférait foncer sans réfléchir. C'était comme ça qu'il affrontait le danger.
Après une heure de recherches intensives, il n'avait toujours pas retrouvé son fidèle compagnon. Il s'était arrêté devant un bar en sortant d'un quartier sensible. En pensant à l'endroit dans lequel il venait inconsciemment de s'aventurer sur le moment, il était presque sûr que c'était un lieu fréquenté par des yakuzas, ce qui suffit à le dissuader d'y mener ses recherches. Il était certes inconscient, mais pas fou. D'ailleurs, des fous, il pouvait s'estimer heureux de ne pas en avoir eu un à ses trousses jusqu'à maintenant. Ce n'était pas le cas de tous les enfants spectres qui s'aventuraient aussi tardivement dans la ville. Il était assis sur le rebord du trottoir en face du bar, haletant, il reprenait son souffle. Il faut dire qu'il avait pris un coup de panique en réalisant le danger qu'il encourait s'il croisait la route d'un de ces criminels. Même s'il aimait ce genre d'histoires sanglantes, se retrouver dans l'une d'elles n'était pas son souhait le plus cher.
Son téléphone sonnait. «
M-Miles... c'est Shirley, je... j'ai trouvé ton chien dehors, j'-j'ai pensé t'appeler parce que... » Lui informait son interlocutrice en bégayant.
Il n'avait présenté Kudos qu'à peu de gens, qu'à ceux en qui il avait réellement confiance, et Shirley en faisait partie. Il se levait d'un coup, les yeux grands ouverts. Deux hommes visiblement alcoolisés discutant à l'entrée du bar le regardaient de travers.
«
Shirley ?! Tu... t'es où ? J'arrive tout de suite ! » S'écriait-il en pleine rue.
«
R... Rainbow B-Bridge. Mais c'est loin de l'agence... » Lui indiquait-elle avant de lui renvoyer la question. «
Toi, tu... tu es où ? »
Rainbow Bridge, Miles connaissait l'endroit, il s'y était déjà rendu pour dessiner la baie de Tokyo. Et de là où il était, il pouvait apercevoir le pont qui s'illuminait pour la nuit, il n'était pas loin.
«
Je... je sais pas trop en fait, mais je le vois d'ici. Je suis tout près. » Lui répondit-il, même s'il n'en était pas tout à fait certain.
«
Eh p'tit, viens voir par ici ! » S'exclamait tout à coup une voix grave en sa direction.
Puis le téléphone se coupait, laissant Shirley avec cet inquiétant indice au bout du fil.
Le jeune garçon n'était pas loin d'elle, mais arriverait-il à la rejoindre ? Pas sûr.