The bittersweet leftovers

En plus du voile sale de tes larmes rougies, sa silhouette est embrumée par une pellicule laiteuse qui recouvre l'un de tes yeux comme une troisième paupière. L'autre est à peine moins terni, à peine mieux capable de distinguer les contours de son visage trop proche.

Ton souffle se bloque et tes lèvres restent inertes contre les siennes. Tu ne peux pas répondre dans ton état. Tu sais ce que ça lui coûte, mais tu es certain que ça te coûte encore plus. Le contact de quelqu'un d'autre ne te rend que plus conscient de toi-même. Plutôt que sa douceur, tu perçois en contraste ta sécheresse. Tes craquelures. Ton cœur qui pompe toujours plus de pétrole dans tes veines, réseau noirci à la fleur de ta peau parcheminée, débordant sous tes cils.

Ça te dégoûte. Ta première réaction est finalement de t'empresser de renfoncer ta bague au doigt ; elle absorbe ton énergie, ou plutôt, tu l'y forces avec une telle hâte que tu en utilises plus que nécessaire, jusqu'à t'étourdir légèrement. Ton expression demeure hantée malgré le retour du masque qui fait reculer la mort, qui impose des couleurs à ton visage ; tu le détournes vivement quand il s'excuse.

— ... Je sais.

Tu finis par t'asseoir sur la chaise que tu as tirée plus tôt. Tu dois désormais composer avec des douleurs diverses ; en l'occurrence, tu t'es vraiment agité pour venir, puis tu es resté trop longtemps debout, immobile, tendu comme un arc alors que ta corde est élimée, sur le point de rompre.

— Au fait, il y a une suite à cette blague, reprends-tu en repensant à tous les soins que cette nouvelle situation va te réclamer. Devine qui m'a retapé.

Tu ne lui laisses en réalité pas longtemps le loisir d'y réfléchir ; il est évident qu'il ne trouvera pas. Ça te paraît encore fou de prononcer ce nom, il a comme un goût de rouille sur ta langue :

— Tomoe.

Parlant de folie, tu ne lui en voudras pas s'il pense que tu délires, que tu as halluciné sa présence. Toi non plus tu n'as pas voulu y croire pendant des jours, alors qu'elle était à ton chevet. Tu te pensais victime du délirium. Tu l'étais, à vrai dire. Mais elle n'a pas disparu avec tes hallucinations tandis qu'elle veillait à stabiliser ton état.

TW pensées suicidaires (sans passage à l'acte)

Le verre d'alcool est bienvenue. Tu le bois sûrement un peu trop vite, mais ça a l'avantage de détourner l'attention de tes sens vers le feu brûlant qui coule le long de ton œsophage. Tu te râcles un peu la gorge avant de rencontrer à nouveau les yeux de Xamanek, qui pourra lire le trouble dans ton regard.

— Je n'ai pas demandé, avoues-tu. Tu veux rire ? J'ai peur de savoir.

Tu as de nombreux doutes que tu crains de confirmer. Tu n'es pas en état de constater que ses raisons pourraient achever de tout gâcher entre vous. Tu as assez d'une relation qui a volé en éclats à t'en taillader la chair. Tu as encore besoin de guérir, du mieux que tu le puisses, avant de t'infliger de nouvelles blessures indélébiles.

Parce que tôt ou tard, tu sais que tu ne pourras pas t'empêcher de réclamer des comptes. Tout en sachant que ça pourrait te coûter l'une de tes ancres les plus précieuses qui te rattachent encore à ce monde-ci.

Or si tu veux des explications, tu ne réalises que trop bien qu'elle est sur un timer probablement plus exigeant que le tien pour pouvoir te les offrir.

— Toujours est-il qu'elle m'a recousue et ça me fait chier,  pestes-tu avec impuissance. Elle savait que si j'avais pu, j'aurais refusé ça. Merde.

Au point que tu as pris une potion d'apparence rudimentaire juste pour en faire disparaître les stigmates, quand tu as constaté que la bague lémurisante n'y pouvait rien – après tout, ses sutures ne comptent pas comme un trait racial à gommer.

Tu ne demandes pas l'autorisation avant de tendre la main vers la bouteille. Au moins ne portes-tu pas le goulot à tes lèvres : tu te ressers, presque à ras bord, en t'arrêtant juste quand il faut pour ne rien renverser au moment de saisir le verre.

— Je m'étais fait à l'idée qu'elle soit tombée en poussière, tu sais... soupires-tu après une trop longue gorgée. Mais maintenant ça va être de ma faute.

Bien sûr que non. Mais au fond de toi, tu ne pourras jamais te retirer cette culpabilité. Cette crainte qu'elle ne disparaisse parce qu'elle en a trop fait, surtout pour quelqu'un comme toi.

— Je vais vraiment finir par passer la Porte, lâches-tu d'un ton morne, avant de secouer doucement la tête comme pour te ressaisir au moins un peu. Pardon. Je suis fatigué, Neko-chan.

Un dodelinement de la tête, l'écho d'un rire acide contre le cristal avant la prochaine lampée d'alcool. L'ombre d'un rictus encore perceptible sur tes lèvres, le bruit mat du verre vide contre le bois de la table. Cette fois, c'était drôle, d'une certaine façon. Du moins, tu penses. Ce n'était très certainement pas le but mais ça t'amuse vaguement, en tout cas. Son rappel malavisé, une bien trop belle perche tendue à ta personnalité contrariante.

— Sans blague. Tu réalises que si le but, c'est que je ne fasse pas quelque chose, c'est la pire stratégie de me rappeler que je n'en ai pas le droit ? sembles-tu le défier.

Uniquement pour le show, cependant. Tu ne reprécises pas que tu n'as pas véritablement l'intention de passer de la parole à l'exécution. D'autant plus que tu es persuadé que le vampire garde conscience que, dans le cas contraire, il n'y aurait absolument rien qu'il pourrait faire pour t'en empêcher. Ne serait-ce que parce qu'il existe bien d'autres Portes ailleurs. Et que tu n'as jamais eu peur de voyager.

Quoique. Les circonstances diffèrent à présent. Ses questions te rappellent pourquoi. Tu considères l'option de te resservir une boisson, sans toutefois traduire la pensée en acte.

— Son pouvoir nous lie par une limite de distance. Elle ne quittera pas Tokyo si j'y suis, soupires-tu. Et inversement... Je ne peux pas risquer de me déplacer hors du champ d'action de son pouvoir.

Tu t'es certes pas mal enraciné ces dernières années, mais ça n'a pas la même saveur quand ce n'est plus seulement par choix.

— Enfin bref. La boutique n'est plus la sienne sur le papier, mais pour moi ça a toujours été "chez elle". À quoi bon avoir gardé sa chambre inoccupée tout ce temps si c'est pour l'empêcher d'y revenir, mh ? rationalises-tu plus par dépit que par conviction. En plus, elle en a repris la gestion ces derniers temps, histoire que les affaires tournent, même pendant que je ne suis pas en état.

Moui. Comme le suggérait Xamanek, il n'y a pas que du mauvais, tu supposes. Tu ne creuses pas cette réflexion néanmoins, car évoquer ton travail te rappelle soudainement que tu ne t'es pas déplacé que pour t'apitoyer sur ton sort.

— Oh, oui, à ce sujet il fallait que je te prévienne : je ne peux plus vraiment faire de potions pour le moment, ou utiliser mon pouvoir comme d'habitude, et ce pour une durée... incertaine, disons. J'espère que tu n'avais rien de prévu.

Ou rien qui idéalement réclamerait ton implication.

— Comment je vis ça ? répètes-tu, avec une intonation lasse, qui suffit se suffit à elle-même en guise de réponse.

Ce revirement de valeur ? Le fait qu'elle t'ait remis en mouvement, qu'elle t'ait poussé à être autonome, pour finalement tout te reprendre ? Comme une trahison, tu supposes. Mais c'est difficile à prononcer. Le poids de ce mot plombe ta langue, alors tu la délies par détours.

— Je suis un éternel voyageur, Neko-chan. Dès lors que je ferme les yeux, je n'ai d'autres choix que de m'en aller bien loin, des dizaines d'années durant. Mais je n'ai jamais manqué d'un pied à terre, à Tokyo. Et même en dehors de ma propre tête, le monde n'est jamais été trop grand pour un esprit curieux, n'est-ce pas ? souris-tu, en repensant aux souvenirs confus de tes périples à travers le globe, que tu parviens malgré tout à chérir encore.

À l'inverse de nombreuses fractales que tu magnifies dans tes romans pour leur donner un aspect imaginaire qui leur font cruellement défaut, que tu exposes au public dans l'espoir absurde qu'ils s'approprient le récit et qu'il cesse de te hanter comme une expérience personnelle, la réalité de ton existence dans le monde des morts, tu la consignes précieusement dans des carnets de notes, de croquis, et des albums photos faisant office de journaux intimes. Tes voyages, tes rencontres, tes liens et tes sentiments, tu protèges ainsi leur essence des altérations par le temps et par l'influence de ton pouvoir. C'est le seul moyen que tu as trouvé pour préserver une identité tangible. Pour différencier ton Histoire.

— Tomoe a toujours encouragé mes allées et venues pendant des centaines d'années sans jamais me restreindre, soupires-tu, la courbure de tes lèvres s'estompant sur ces mots. Elle travaille sur une méthode pour nous permettre de regagner une plus grande marge de mouvement. Mais elle n'a trouvé qu'une solution temporaire.

Sous la forme d'une potion qui lève la restriction de distance durant une poignée de jours ; c'est à peine plus qu'un simulacre d'indépendance. Une pâle compensation pour ta liberté perdue. Un doute de plus à rajouter sur la pile, et quand tu fais part de ceux que tu as concernant les troubles qui parasitent tes facultés de nécromancien, la réponse du vampire te perturbe d'autant plus.

— Tu mesures vraiment ce que tu dis ? réagis-tu, d'ores et déjà incrédule toutefois. Ou tu cherches simplement à me ménager ?

C'est l'explication la plus plausible à tes yeux. Après des siècles à l'observer, à le soutenir souvent, à le contrarier parfois, tu n'imagines pas Xamanek capable de mettre en pause ses ambitions bien longtemps. Or s'il s'avérait qu'il est vraiment convaincu d'en être capable à cet instant précis, ça suffirait à te toucher. Dans la durée, tu n'as aucune attente néanmoins.

— Tu as le droit de me dire que tu t'arrangeras autrement si nécessaire. Que tu trouveras d'autres moyens, d'autres personnes. Je suis très certainement unique, mais je n'ai pas la prétention d'être irremplaçable, tu sais, glousses-tu, doux-amer.

Sans tes compétences, sans ce qui te rend utile, sans compenser qui tu es par ce que tu peux faire... Tu ne peux pas t'avérer si important que ça.

Tu réalises avec un temps de retard que tu as fait une erreur. C'est d'ailleurs malheureux de se dire que si Xamanek n'avait pas réagi aussi clairement par la négative, s'il avait fait l'effort de cacher la blessure, tu n'aurais rien remarqué, tout concentré que tu es à rouvrir incessamment les tiennes.

— Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire.

Regarde-toi, prétendument si lettré, et faisant pourtant preuve d'une telle maladresse dans tes paroles. Tu te lèves à ton tour, en ignorant quelques élancements dans tes mollets qui raidissent ta démarche. Tu contournes la table par le sens opposé au sien plus tôt, pour le rejoindre devant cette même fenêtre. Placé dans son dos, tu laisses planer ta présence quelques secondes.

— Tu permets ? demandes-tu finalement, avant de glisser tes mains contre ses flancs pour venir ceindre sa taille.

Tu es normalement tellement plus à l'aise quand c'est toi qui inities les contacts physiques. Car tu connais évidemment mieux tes propres intentions que celles des autres. Et pourtant ça ne te rend qu'à peine moins hésitant, à cet instant précis. Tu te dégoûtes, sous ton camouflage. Tu as l'impression qu'ériger une nouvelle barrière alors même que tu tentes d'en abaisser une autre. Mais tu laisses ta bague intouchée.

— ... Je suis désolé. Je suis trop camé pour égaler la moitié de ton Q.I., tu sais bien, soupires-tu en posant le front contre son épaule.

Tu ne caches évidemment pas qu'il ne s'agit là que d'une fausse excuse ; un argument absurde que tu avances avec un humour sardonique et autodérisoire. Même sans le voir, ton collègue de travail devrait deviner ton rictus désabusé. Vous savez tous les deux que ça n'a rien à voir avec un quelconque nombre placée sur une quelconque échelle de mesure d'intelligence. Pour ce qu'être "intelligent" peut bien vouloir dire.

— Tu m'excuseras l'approximation, mais tu me connais depuis... 450 ans ? interviens-tu alors, de nulle part à première vue.

Il va falloir un peu de patience pour que tu clarifies où tu veux en venir. Tu essaies de choisir tes mots avec plus de soin. D'exprimer plus qu'une énigme, alors même que tu ne parviens que rarement à verbaliser tes pensées.

— Je vis trente à quarante ans de plus en moyenne, chaque nuit. Alors... Depuis combien de temps est-ce que moi, je te connais ? Ou au contraire, combien de temps ai-je passé sans te connaître ? demandes-tu, sans attendre de réponse toutefois.

Évidemment que même si tu t'adresses actuellement à un mathématicien, tu n'attends pas de lui qu'il fasse un calcul aussi abstrait. Dont le résultat de toute manière ne parviendrait pas à avoir du sens dans ton esprit. Tu n'es pas fan des grands nombres. Encore moins associés à ta notion du temps toute relative.

— Nous nous sommes souvent croisés sans s'aborder, et plus souvent encore nous ne nous sommes juste jamais rencontrés. poursuis-tu sur un ton qui, étrangement, se détache. Parfois, nous nous sommes fréquentés. Quelques jours ou jusqu'à la mort. Nous nous sommes tolérés, ignorés, appréciés, détestés, respectés, méprisés, désirés, repoussés, aimés, haïs, réconciliés, trahis, sauvés et entretués.

À l'inverse de ta voix distante, qui se fait écho de tes souvenirs, ton étreinte se resserre, comme si tes doigts cherchaient lentement, mais sûrement, à s'ancrer dans ses côtes à travers le tissu. Dans un geste possédé, possessif.

— J'ai vu tant de versions de toi, à travers tant de versions de moi. Des plus grotesques aux plus troublantes de vraisemblance. Tout ceci est vrai pour moi. Tu me pardonnes s'il faut me rappeler ce qui est vrai pour toi ?