[FB] 秋雨物語 - Akisame monogatari

Tu soupires quand lui aussi, il réagit par la désapprobation catégorique.

— Ah, vraiment, vous iriez bien ensemble, te plains-tu, en exagérant ton dépit – ce qui montre bien que tu n'es pas sérieux pour un sou, si l'on peut dire. Allez-y, brisez mes rêves de fortune, j'ai compris, je me contenterai de continuer de faire le zouave dans la rue pour rabattre du client, pour ne rien changer.

Tu profites du fait que tu esquisses de grands gestes dramatiques pour t'emparer de la bouteille qui vous a été laissée, afin de veiller à ce que vos coupes de saké restent pleines – enfin, surtout la tienne, tu as très visiblement une bonne descente entre deux bavardages –, pendant qu'Hisa prend le temps de te répondre au sujet des potions anti-stress. Et à nouveau, ton attention est attirée vers son langage corporel. Mais cette fois, le mouvement de corps est volontaire, accompagnant son invitation à essayer toi-même son pouvoir.

— Bof, je sais pas si c'est bien utile, j'ai l'air du genre à stresser ? ricanes-tu... pour temporiser.

Mais c'est plus fort que toi, hein. Tu ne peux pas passer à côté d'une expérience, tu es trop curieux. Il faut que tu saches, alors ta réflexion ne dure pas bien longtemps.

— C'est au contact tu disais ? Bah, je vais pas refuser un essai gratuit, minaudes-tu, en avançant ton avant-bras sur la table, main fermée, mais manche un peu tirée pour découvrir le poignet. Je peux pas te proposer de tester le mien en retour, par contre. Mon pouvoir peut aussi fonctionner sur d'autres personnes, mais il faut être endormi, ou suffisamment déconnecté de la réalité. Alors disons que l'alcool t'étourdisse...

Tu adoptes un ton plus bas, plus discret. Peut-être par souci d'installer une ambiance... ou peut-être pas souci que tout le monde ne puisse pas t'entendre.

— Et je pourrais t'offrir plusieurs jours, plusieurs mois, plusieurs années d'une nouvelle vie, l'espace de quelques minutes, juste comme ça, au toucher.

Tu crois reconnaître, l'espace d'un instant, cette montée de température qui t'emplit les poumons. Mais il te suffit d'une expiration pour réaliser que ça demeure une sensation très différente de l'opium. Aucun brouillard ne vient se répandre pour t'engourdir et t'oublier, non, au contraire ; plus que jamais auparavant, ou peut-être autant qu'à une époque trop lointaine... ton esprit s'éclaircit. Tu te stabilises. Tu le ressens jusque dans ta façon de respirer. Plus ample, plus libre. Ton corps se relâche mais sans que tu l'abandonnes.

Pas d'euphorie, pas de montée de plaisir. Tu n'as pas l'illusion d'être heureux ; le changement qui s'opère est plus subtil, plus profond. Pour une fois, tu peux l'observer avec pondération, sans te faire happer dans une spirale incontrôlable. Tu te sens juste... juste...

Mieux ?

Tu en deviens silencieux. Et tu en oublies de boire. Toi.

En même temps, pourquoi tu boirais, là, maintenant ? Alors que tu es d'ores et déjà aux portes de l'état que tu espères à chaque gorgée sans jamais vraiment pouvoir les franchir ? Pourquoi parlerais-tu alors que tu n'as plus besoin de noyer dans tes propres mots la machine infernale pulsant sous ton crâne ?

Tu devines encore l'écho de ses engrenages, en bruit de fond. Ses grincements insidieux, inquiets, intrusifs. Son murmure rauque et anxiogène. Or tu n'as plus besoin de résister pour rester rationnel. Tu ne sens plus les vagues te frapper sans prévenir. Tu les entends rouler puis tu les laisses s'aplanir. Juste comme ça. Dans l'instant présent, tu estompes ton vacarme intérieur avec une sérénité bienvenue. Sans lutter, tu restes à la surface. Mais quand tu la contemples, tu comprends que tout ce qui essaie de te tirer vers les abysses t'attend toujours. Elles ourdent le prochain maelstrom.

Elles attendent que la digue qui te protège finisse par céder. C'est inévitable, puisque ce n'est pas toi qui l'a érigée. Puisque tu n'as pas les commandes. Puisqu'elle ne tient à rien de plus qu'un contact éphémère sur ton poignet.

À rien de plus.

À rien.

— Ma foi... C'est quelque chose, éludes-tu en battant des cils pour chasser le voile.

Ce n'est pas assez. Car ses doigts vont reculer. Comme l'océan quand s'amorce un tsunami. Tu ne profiteras jamais assez de ce calme avant la tempête qui reviendra se fracasser contre tes côtes. Et tu réalises, alors que son pouvoir a bel et bien pris fin, que ta première pensée, déjà pétrie d'angoisse, c'est le regret de ne pas avoir retiré ta main en premier. De ne pas t'être accordé ce semblant d'initiative, de contrôle.

— Ça avait l'air si simple ! t'exclames-tu alors, peut-être à un volume mal ajusté, l'air étant resté clampé dans ta gorge quelques secondes. Alors tu touches quelqu'un, tu te concentres un peu, et abracadabra ? Y a pas de revers ? Ou alors est-ce que ça te fatigue plus que la moyenne ? T'as déjà fait ça combien de temps d'affilé au maximum ? Ou tu as testé sur plusieurs personnes ? Simultanément ? Je veux dire, tu as deux mains. T'as essayé ? Moi j'aurais essayé.

L'ongle de ton pouce gratte la table, râpant sa kératine contre les nervures du bois. Tu ouvres les vannes des questions. Tu noies la machine.

Il te répond, il te demande s'il n'a rien oublié, et toi, tu ne sais plus trop, en fait. T'as surtout profité de ses paroles pour t'offrir du répit, mentalement. Pour te ressaisir et desserrer l'étau de ta propre cage thoracique. Pour te resservir et délester le poids sur ton propre cœur.

Quand les questions te sont retournées, ou plutôt la question, parce qu'Hisa t'épargne beaucoup plus que tu ne le fais, tu as retrouvé suffisamment de contenance pour juste paraître groggy par l'alcool qui monte. Pas en plein refoulement d'anxiété revenue agressivement à la charge.

— Ok, ok, comment te présenter la chose, fais-tu mine de réfléchir à présent, comme si tu n'avais pas déjà eu l'occasion de rôder ton discours. Pour faire simple, d'un contact sur la tête pendant ton sommeil, je peux te faire incarner une autre version de toi. Imagine-moi te fabriquer un rêve, dont tu te souviendras comme d'une réalité ? Au réveil, cela fera partie de toi aussi sûrement que si tu t'étais réincarné ailleurs.

Tu laisses flotter quelques secondes ces mots, l'air pensif, avant de lui dépeindre :

— Tu pourrais, disons... revenir de cette expérience en parlant étonnamment bien une langue que tu n'avais jamais pratiquée jusqu'alors. Ou bien tu pourrais avoir comblé ton désir de partir à l'aventure dans des contrées lointaines, voire fabuleuses. Ou encore, tu pourrais être devenu le meilleur ami de... ce type, là-bas – tu indiques un individu quelconque, visible près d'une table éloignée par rapport à votre alcôve. Ou avoir courtisé la femme de tes rêves, si tu me permets le jeu de mots. Ça pourrait même être sa femme. Que sais-je encore ?

Tu ne mens pas. Tu enjolives. Et tu omets. Avec l'assurance de celui qui a l'habitude. Car tu as effectivement l'habitude, de présenter ta malédiction comme une opportunité.

—  C'est en cela que je parle d'offrir une nouvelle vie. Mon pouvoir octroie des souvenirs vivides qui ont un impact, là-dedans, conclus-tu en tapotant ta propre tempe, avant de faire un geste ample. Mais aucune conséquence sur qui que ce soit d'autre ici.

Après tout, vous êtes déjà toutes et tous mort·e·s.