Une intrue || PV : Terri

Les yeux encore embrouillés de larmes, Terri a aperçu une de ces affichette concernant une réunion pour les nouveaux arrivants. C'est, en tout cas, ce qu'elle a réussi à déchiffrer dans le flou de son regard. Peut-être aurait-elle dû s'essuyer les yeux et regarder plus près l'affiche. Mais sur le coup, elle n'avait qu'une envie : qu'on lui tende la main pour l'amour du ciel et qu'on lui explique ce qui se passe ici. Maintenant.

Alors sans plus y penser, ses pas l'ont menée au lieu de rencontre, comme un automate. C'est comme ça qu'elle fonctionne depuis qu'elle a commencé à quitter sa chambre pour « prendre l'air ». Assister à ce truc, c'est peut-être la première vraie décision qu'elle a réussi à prendre par elle-même depuis. Victoire ? Victoire, on va la prendre. Double victoire réalise-t-elle quand elle aperçoit le mini buffet disposé pour les nouveaux venus. Elle adore les pâtisseries. Elle n'a pas l'énergie pour démontrer tout son enthousiasme naturel, mais elle affiche un sourire content. Une bouchée sucrée, et elle se sent immédiatement plus calme. La familiarité est rassurante. Ça lui rappelle en effet les soupers tupperware que sa tante organisait parfois. Avant que les souvenirs ne deviennent nostalgiques et qu'une nouvelle crise de larmes s'annonce, Terri se sert un café trop amer à son goût. Bien. Ça la ramène sur terre.

Elle prend place sur une chaise au hasard. Elle ne reconnait personne ici. Mais on a l'air tout aussi paumé qu'elle, ça rassure ça aussi. L'homme à côté d'elle a l'air très relax, c'est la remarque qu'elle se fait sans en déduire quoique ce soit. Elle aurait peut-être dû, car qu'elle n'est pas sa surprise quand il prend la parole pour les accueillir tous-te-s.

Eh bien bravo, elle est assise à côté de l'animateur, rien de moindre. C'est absolument pas gênant. Elle fixe ses pieds, sent le rouge lui monter timidement aux joues. Elle pressent ce qui s'en vient. Le geste en sa direction qu'elle ne peut pas ignorer et qui signifie universellement aller vas-y présente toi.

God, elle voudrait s'enterrer six pieds sous terre.

« Eh, bonjour. »

Les mains serrent fort la tasse de café. Elle s'adresse en anglais, il est hors de question qu'elle s'essaie au japonais et qu'on se moque d'elle. Tant pis, si la moitié du groupe ne la comprend pas, cela fera moins d'oreilles pour assister à ce moment gênant. Mais pas moins de regards, malheureusement.

Sur le modèle de Louis, elle se présente à son tour. Contrairement à lui par contre, elle parle trop vite.

« Je m'appelle Terri, j'ai 19 ans et j'ai… eh, 19 ans encore. »

Elle mord ses lèvres, regarde le plancher. Pourquoi est-ce qu'elle a dit ça ? C'est tellement stupide, bravo pour la première impression.

Maintenant qu'on passe au suivant et qu'on la laisse se noyer dans son café, vite, vite, vite.

Son faux pas est noté et relevé par l'animateur. Bien sûr. Terri voudrait disparaître, mais elle ne le peut pas, c'est malheureux. Elle se contente de croiser les mains et de fixer le sol, le temps que l'attention se dirige ailleurs. Elle fait un effort pour retenir le nom des autres participant-e-s, mais ça ne colle pas. Une impression inconfortable occupe tout l'espace de son cerveau. Elle tente de l'ignorer, d'éviter de se creuser les méninges à savoir pourquoi elle se sent si… déplacée.

Elle n'a pas à attendre longtemps encore avant d'avoir la réponse à sa question. C'est qu'elle n'a effectivement rien à faire ici. C'est une réunion de freaking vampires. Oh my God. Terri aussi pâle qu'un fantôme – si c'est encore possible. Elle ne bouge plus. Immobile comme une statue. Mais elle sue à grosses gouttes.

Qu'est-ce qu'elle fait ? Qu'est-ce qu'elle doit faire ? Elle s'est présentée au groupe, qui est clairement exclusivement réservé aux vampires. Il est trop tard pour se lever et dire « oops désolée je me suis trompée de classe » elle n'est plus au collège et même ça elle n'a jamais osé le faire ! Qu'est-ce qu'elle a fait ? Ah, oui, elle est restée silencieuse et la tête basse, en espérant que la professeure ne l'intercepterait pas. Et c'est ainsi que Terri Taylor a suivi un cours d'introduction à la mécanique des fluides. Elle en est pas morte hein.

Alors peut-être qu'elle peut répéter la même stratégie ? Se faire petite et se taire. Être la pluuuus réservée du groupe. Et surtout, surtout, SURTOUT, ne pas croiser le regard du prof- eh, de l'animateur.

Qui est un vampire.
Rien de moindre.
Comme tout le monde ici.
Shit.

Ok, ok, ok. La réunion se déroule sans qu'on ne lui porte attention. Y'en a qui en ont beaucoup à dire, vraiment beaucoup – tant mieux, ça lui permet de se faire oublier un peu plus. À ce stade, Terri ne peut même plus être choquée par ce qu'elle entend. Elle n'écoute pas. Ses pensées enterrent les discours des autres – que bruit de fond, rassurant – tant qu'il dure, elle est en sécurité, voilà ce qu'elle se dit. Tous ses efforts se concentrent à devenir invisible. Et ça marche. Elle ne peut pas se réjouir trop vite. Mais ça marche.

Les minutes s'égrènent, agonisantes. Éventuellement, la conversation tire à sa fin. Joie et libération ? Non. Terri n'est pas encore tirée d'affaire tant qu'elle n'aura pas les deux pieds hors de cette pièce, elle le sait. Elle retient son souffle, redevient attentive à ce qui se passe autour d'elle. Ce que dit Louis, plus précisément. Elle attend un signe, le premier, pour se lever et partir sans demander son reste. Mais ça ne vient pas. Il parle tellement. Aller, aller, à quand le "à la semaine prochaine" ? Ça ne vient pas. Des remarques ? Ah merde y'en a encore un qui va monopoliser la parole pendant deux minutes hein mais non Louis est plus malin que ça, Louis se tourne vers quelqu'un qui n'a pas parlé.

Louis l'interpelle.

C a t a s t r o p h e

« Je eh… »

Une syllabe et elle cherche son souffle comme une plongeuse restée trop longtemps en apnée. Elle sent les regards sur elle. Tout le monde attend. Aller, Terri-la-vampire, donne le dernier mot pour tes adelphes-aussi-vampires. Elle se sent fondre. Et pourtant son corps est encore là. Pourquoi est-elle encore là ? Si elle était pas déjà morte, elle serait certaine qu'il s'agirait de sa dernière heure. Ses yeux se posent alternativement sur les visages curieux, empathiques, fatigués. Puis sur Louis. En s'accrochant à son regard, elle sent l'envie de pleurer montrer. Le stress. Ça suffit. Elle ne peut pas. Elle n'y arrive pas. Elle n'a rien à faire là.

« Désolée. »

C'est tout le contraire d'une échappée subtile qui se produit. En se levant, Terri renverse sa chaise. En s'en rend à peine compte. Elle ne fait que fuir, droit devant, la porte. Quelques pas dans le corridor et ses jambes ne tiennent plus. Accroupie, dos au mur, Terri cherche son souffle et à taire les hoquets de ses sanglots. Pas évident de respirer quand on cherche à s'étouffer.

C'est trop. C'est trop.

C'est tellement bête. Terri se sent bête. Assise là, à pleurer, sur le sol, au milieu d'un corridor. N'importe qui pourrait passer. Mais elle ne peut pas encore se ressaisir. Il y a encore trop, trop de choses qui demandent à sortir. Toute la peur de la mort, l'incompréhension, la difficulté à s'adapter, et cette erreur stupide alors qu'elle pensait enfin se trouver à sa place. Elle se sent bête. Tellement bête.

Les genoux enserrés contre sa poitrine. La tête basse qui cherche à se cacher, mais il faut bien respirer entre deux hoquets. Petite, elle s'hyperventilait quand elle pleurait. Alors elle se concentre sur ses expirations. Ça la calme petit à petit, même si sa gorge est encore serrée et son visage déformé une triste grimace.

C'est dans cet état pitoyable qu'elle réalise qu'elle n'est pas seule. Encore. Louis s'approche sans qu'elle n'émette un mot pour protester. Elle ne peut pas de toute façon. Ses yeux remplis de larmes le regardent tandis qu'elle renifle bruyamment. Chouette première impression. Louis s'excuse. Ses lèvres se remettent à trembler. Elle prend l'assiette qu'il lui tend gentiment. Le gâteau lui fait envie, mais sa gorge est trop serrée encore pour qu'elle songe à manger.

Elle pleure, parce qu'il n'y a que ça qu'elle arrive à faire. Elle pleure, parce que chaque sanglot reprend de plus belle chaque fois qu'elle ouvre la bouche pour dire un mot qui ne vient jamais. Ça va comme ça une minute, deux minutes. Elle se concentre sur ses expirations. Voilà, c'est bon. Elle essuie ses yeux qui perlent encore. Elle retrouve un usage de la parole relatif.

« J-j'aurais pas dû… »

Elle renifle. Son regard se plante sur le sol.

« C'était une une une erreur, j'voulais pa-a-a-as… »

Elle s'étouffe dans un nouveau sanglot.

Louis est incroyablement gentil. Mais est-ce que c'est parce qu'il pense qu'elle est des leurs ? Terri entend « nous, nous, nous » et elle voudrait répliquer « non, non, non ». Mais elle est terrifiée de se révéler, surtout après avoir entendu toutes ces confidences qui auraient dû rester secrète, loin de ses oreilles de lémure. C'est rien, c'est dix fois rien, mais elle commence à croire que son erreur pourrait causer un incident diplomatique ou elle sait pas trop quoi. Imaginez, elle ose sortir de sa chambre et par sa faute une guerre civile se déclare dans le monde des morts ! C'est trop de poids pour ses frêles épaules.

Mais il faut bien se défaire de ce poids, ou d'un poids en tout cas comme le lui signale Louis. Il s'attend probablement à un genre de culpabilité propre aux vampires, mais certainement pas à celle qui la ronge de l'intérieur, celle de ne pas avoir trouvé sa place et toute la colère qu'elle retourne contre elle-même pour s'être trompée. Elle lui lance un regard plein d'appréhension. Arrivera-t-elle à confesser ses péchés ? Peut-il les accueillir ?

« Je… »

Inspiration, expiration. C'est peut-être l'acte le plus courageux que Terri ait à commettre depuis toujours. Les poings serrés, elle rassemble toutes ses forces. Peut-être un peu trop, car elle se retrouve à crier :

« JE SUIS PAS UNE VAMPIRE »

Elle aurait voulu enchaîner immédiatement sur mille excuses et mille explications à savoir pourquoi elle est là alors, mais l'aveu lui a déjà demandé beaucoup de force.  Lèvres tremblantes, elle ne peut pas articuler un mot de plus pour l'instant. Les larmes continuent à rouler sur ses joues alors qu'elle replonge sa tête entre ses bras.

C'est peut-être l'heure du jugement dernier.