Le vigile me regarde d'un air bizarre alors que je réajuste innocemment la bandoulière de mon sac sur mes épaules. Que craignait-il au juste ? Que d'une seconde à l'autre, je m'empare à pleines mains d'une de ces petites statuettes de Bouddha et la fourre sans vergogne dans mon sac avant de filer à toutes jambes ? Je lui fais mon sourire le plus poli qui soit – quoiqu'empreint de froideur –, si bien qu'il finit par détourner les yeux, poursuivant sa ronde en faisant tournoyer son porte-clés comme si le musée tout entier lui appartenait.
Ringard, songé-je pour moi-même. Dès lors qu'il est reparti et que je me retrouve quasi-seule dans la salle réservée à l'art bouddhiste, le laisse échapper un long soupir. Était-ce mon côté zombie qui laissait penser à tous que j'étais une délinquante ou bien simplement mon air trop introverti … ? Mon regard capte celui – calme et bienveillant – de ce brave Bouddha grandeur nature qui me fait face de toute sa hauteur et je souris sensiblement, presque par mimétisme. Depuis mon arrivée ici, je dois avouer que le musée Nezu est bien le seul endroit de cette ville dans lequel je me sente bien. Ce lieu me rappelle ma vie d'avant, lorsque je passais des journées entières à visiter le moindre musée d'une ville ou à me précipiter aux vernissages de toutes les expositions possibles et imaginables – un jour, j'étais même allée à une expo sur les chaussettes à travers les siècles, dans un village paumé de Toscane ; tout un programme ~.
Au milieu de tous ces vestiges des temps passés, j'étais apaisée. Sereine. Ici, j'arrivais à oublier ce qu'on m'avait fait subir, dans cette vie comme dans l'autre.
Un couple s'avance main dans la main dans l'allée en riant en sourdine, leur regard amoureusement soudés l'un à l'autre. Me sentant de trop, je poursuis mon chemin pour rejoindre la salle dévolue aux Antiquités. N'avais-je pas vu, à l'entrée du musée, une affiche annonçant une rare exposition sur la sculpture gréco-romaine ? L'art européen n'était pour le moins que rarement présenté dans ce musée, plutôt réservé aux œuvres asiatiques. Pressée soudain de revoir les vestiges de ma propre civilisation, je hâte le pas jusqu'à l'étage des expositions temporaires, redécouvrant avec plaisir toutes les richesses de Rome et des alentours condensées en quelques dizaines d’œuvres dispersées ça et là dans la pièce. Ici un Auguste triomphant, là un Bacchus en pleines bacchanales, là-bas une Muse en libation... Tant de souvenirs remontent à la surface. La plupart des sculptures étaient de style classique, quoique j'en voyais des plus anciennes, probablement d'époque mycénienne ou pré-mycénienne. J'admire leur forme régulière, les aspérités légères du marbre et la douceur de l'albâtre, comme si les figures représentées étaient nées en s'extirpant de la pierre et non sous les coups de burin répétés de l'artiste.
Je m'attarde sur chacun des cartels légendés, imprimant la moindre information dans mon esprit en complétant avec celles que j'avais déjà acquises par le passé, jusqu'à ce que mes prunelles azurées dévient sur la seule présence vivante dans la salle d'expo : une demoiselle à la crinière rousse indisciplinée sagement installée sur un banc, un carnet de croquis étalé sur les genoux. Mon sourire s'élargit sensiblement. D'ici, elle me rappelait moi lorsque j'étais en première années de licence, prenant des notes et croquant avec une minutie passionnée les détails des œuvres que je dévorais avidement des yeux.
Presque automatiquement, j'avance pour la rejoindre, me glissant discrètement derrière elle pour jeter un œil intéressé par-dessus son épaule. Elle avait un bon coup de crayon, songeais-je en souriant en coin jusqu'à ce que la demoiselle ne s'interrompt, ses muscles se crispant légèrement.
Zut. Avait-elle senti mon odeur, malgré la dose de parfum conséquente que je m'étais allègrement administrée avant de quitter l'agence ? A moins que ce ne soit mon regard par-dessus son épaule qui l'ait gênée. Ce n'est jamais agréable de se faire épier en douce...
Il fallait absolument que je dise quelque chose pour ne pas passer pour une dingo trop curieuse.
« Au XVIIIe siècle, un tas de jeunes de ton âge faisait exactement la même chose que toi... », énoncé-je en anglais, avec ce petit accent italien qui me caractérise tant.
Toujours un léger sourire au coin de mes lèvres charnues, je m'installe à côté d'elle, l'air de rien, tout en perdant mon regard sur la Vénus qui nous fait face, imperturbable.
« C'était une sorte de... voyage initiatique à travers l'Europe, dont le point culminant était l'Italie et tous ses vestiges gallo-romains. Ils passaient des heures à dessiner ces témoins silencieux du passé... »
Ma voix est douce et empreinte d'un respect infini à l'égard de tous ces jeunes gens qui, un jour, ont eu la curiosité et l'envie de se mesurer à l'Histoire. Après avoir longuement détaillé les courbes pleines et sensuelles de la déesse, mes iris se reportent lentement sur le visage de la rouquine à mes côtés, mes lèvres s'étirant en un simple sourire timide.