Son premier souvenir du monde des morts, son premier souvenir tout court, ça reste et ça restera à jamais la négligence.
À quel point ça a réveillé au fond de ses tripes une boule qui semble y avoir trouvé ses aises il y a longtemps de cela. Elle ne se rappelle rien, mais son corps le fait à sa place.
De son vivant, il fallait aussi qu'elle cède vite de l'espace aux autres. Qu'elle arrête de ralentir tout le monde. Qu'elle se sente coupable de traîner. Qu'elle accepte que personne n'ait du temps pour elle. Qu'elle ravale ses questions, ses mots, ses désirs, ses rêves jusqu'à en avoir des crampes d'estomac.
Qu'est-ce que je viens de voir ?Les larmes coulent mais les images sont indélébiles. Les souvenirs sont volatils mais leur horreur brûle tes yeux.
Qu'est-ce que je viens de voir ?Prise par les épaules, conduite à l'écart, mise de côté car il faut passer au suivant.
Il faut prendre rendez-vous si tu as des questions.Les vêtements abrasés qu'elle porte, un bout de papier, une direction vague et la somme des traumatismes de toute une vie imprimée au fond de ses rétines, mais verrouillée au fond de sa mémoire. C'est là ses seuls bagages pour emménager à l'Agence.
Son premier souvenir du monde des morts, son premier souvenir tout court, ça reste et ça restera à jamais la négligence.
Et elle n'est pas prête de leur pardonner.
— Du coup, ce soir, j'ai réservé pour le karaoké !— ... Vous pensez qu'on invite la nouvelle ?Un silence gênant accueille la proposition hésitante.
— Nan, oublie. Puis arrête de l'appeler la "nouvelle" hein, elle n'est plus la dernière arrivée depuis déjà trois semaines et pendant ce temps le vrai nouveau il cherche beaucoup plus à s'intégrer.— À part piquer nos Øssements quand on a le dos tourné ou nous menacer dès qu'on est trop près de sa chambre dans le couloir, elle fait pas grand-chose pour qu'on se rappelle qu'elle habite ici...— À toi aussi il te manque des sous ? Tu crois que c'est elle ?Un "ah !" convaincu et plein de morgue fait écho depuis la cuisine.
— Tu veux que ce soit qui ? Ça a commencé pile quand elle a débarqué. Laisse plus rien traîner dans les salles communes, mon pote.— Abusé, qu'elle se trouve un taf au lieu de zoner...— Je serais un patron je voudrais pas d'elle, hein.— ... Je vais quand même laisser un mot sur sa porte comme quoi on sort et où on est, si elle veut rejoindre.Yumiko est assise en haut des escaliers. Elle entend tout. Et non, elle ne compte pas les rejoindre. Ni maintenant. Ni jamais.
Parfois ses rêves ont une odeur de gaz d'échappement et de gomme qui chauffe. Parfois ses cauchemars ont une odeur de bitume humide et métal qui rouille. Elle en retrouve le goût sur la langue au réveil.
Elle manque de sommeil comme de réponses. Elle ne supporte personne. Personne ne la supporte. Elle s'échappe. Cherche une échappatoire. Elle rafle la moindre rotule et les pétant dans d'étroites ruelles.
C'est gravé dans ses muscles et ça lui semble logique. Même amnésique, ça lui est facile d'arriver à la conclusion qu'elle n'était pas une fille bien.
Elle en a fait le constat en HD.
Parfois elle se demande si ce mec s'est aussi retrouvé dans cette salle d'attente. Ce qu'il a fait pour mériter ça.
S'il viendra se venger.
Les silhouettes un peu trop grandes au détour des allées sombres la font tressaillir et brandir son cutter.
— Hey, excuse-moi... Sasaki-san ? Je sais que c'est sûrement pas mes affaires, mais... Je t'ai vue rentrer en ramenant une drôle de bouteille et...— T'as raison, c'est pas tes affaires.— Attends !Elle s'immobilise, main sur la poignée de porte de sa chambre qu'elle allait rejoindre. Prête à lâcher pour chopper ses cheveux à la place. Mais comme elle garde le silence pour se retenir,
l'autre reprend la parole :
— Juste au cas où, si jamais on a pu te dire que tu pouvais revenir d'entre les morts... C'est faux. Jamais personne n'a réussi. Les fantômes qui essaient finissent transformé·e·s en zombies et sans un sou pour bien se soigner... Je ne sais pas si quelqu'un avait déjà pensé à te prévenir, alors, voilà. Garde bien en tête que dans absolument tous les cas, c'est faux, d'accord ?Les jointures des doigts blanchissent. Le sang quitte les doigts pour monter aux joues. Ils s'injectent dans son regard, elle se braque autant que celui-ci sur l'impudente.
— ... C'est quoi ce ton, tu m'as cru stupide ? Du genre à tomber dans un piège pareil ?Des claques se perdent. Elle claque derrière elle. Et ses poings crispés s'abattent dans le panneau de bois.
Aussi dur que celui dans lequel elle a bien failli tomber.
— Hé, qu'est-ce que tu fais ? C'est interdit de verser les potions dans les canalisations !— C'est pas une potion.— Après elles se mélangent dans les égouts et ça rend l'endroit très dangereux pour ceux qui...— Ta gueule, c'est pas une potion je t'ai dit.— Ok, ok.Le liquide douteux continue de s'écouler de la fiole renversée. Sous le regard agacé de Yumiko. Sous les yeux de
l'autre qui la fixe. Encore
elle. Toujours
elle. Ça la dérange. Mais ça ne l'énerve pas. Bizarrement. Elle finit par redresser le goulot alors que la fiole n'est vidée qu'aux trois quarts.
— ... Je dois en faire quoi, du coup.— Bah allez-y, collez-moi des heures de travaux d'intérêt général, vous verrez ce que j'en ferai.Ou plutôt ce qu'elle n'en fera pas. Ces bops de merde, cette police au rabais, celle qui ne brillait déjà pas beaucoup de son vivant, du peu qu'elle réussit à se remémorer dans des songes confus et fiévreux.
Pourtant Yumiko voudrait se plaire ici. Maintenant qu'elle a compris qu'il n'y a pas d'alternatives, qu'il n'y a pas de retour en arrière. Mais elle a toujours cette rage qui la bouffe. Et faut toujours des gens pour lui donner raison de garder la haine.
Des nécromancien·ne·s pour profiter de la faiblesse de celles et ceux qui comme elle, ont été négligés d'entrée. Qui contrairement à elle, n'ont pas eu la chance de saisir une première main tendue bienveillante – même si dans son cas, elle a manqué d'en broyer les doigts.
Des rois – des hommes – pour continuer d'édicter des lois qu'ils ne savent pas faire appliquer. Pour maintenir un système qui ne fonctionne pas. Qui laissent proliférer les monstres. Et qui la sanctionnent, elle qui les châtie mieux qu'ils ne le feront jamais. Car ils ne le font jamais.
— Vous me punissez de réparer vos conneries.Elle œuvre déjà pour l'intérêt général. La façade du commerce de ce charlatan ne manquera à personne. Pas plus que sa face à lui d'ailleurs. Et puisqu'il a eu la force de la dénoncer, c'est qu'elle n'a pas cogné assez fort.
— Dis, l'arrestation ce matin... C'est toi qui a saccagé le magasin du nécro en bas de la rue ?— Tu vas me faire la leçon toi aussi, mère Thérèsa ?— Non, du tout, je me disais juste... J'aurais aimé avoir eu ton cran, à l'époque.Oh.C'est donc pour
ça qu'elle l'a spontanément prévenue pour les potions.
— ... Sasaki-san, cet endroit, c'est là où je t'avais raconté que...— Ouais. Maintenant qu'on y est, ouvre mon sac.Bien que timidement, elle obéit, débouclant l'attache du vieux cartable vissé au dos de Yumiko pour qu'elle n'ait pas à le retirer.
— Pourquoi est-ce qu'on... Oh. Oh, non, non, on peut pas faire ça.— Bien sûr que si. Passe-moi la peinture.— Mais tu vas encore...— Quoi, la Boolice ? Je la nique, la Boolice. Et non, on se fera pas pincer. La dernière fois c'était pas ma première, hein.Elle saisit et secoue l'aérosol posé dans sa paume ouverte. Elle pulvérise de grosses traces d'un rouge pétant en travers du rideau de fer qui barricade l'entrée de la boutique qu'elle prend pour cible cette nuit. Puis elle se recule, satisfaite des prémices de son œuvre, avant de se tourner à nouveau vers
l'autre.
— Bah alors, tu vas rester campée à me regarder ? Tu fais même pas un bon guet alors chais pas, participe.— Quoi ?!— T'as la trouille ? De trois ou quatre jours de TIG dans le pire des cas ? T'es une bonne fourmi, c'est une formalité.Elle tend sa bombe de peinture vers elle, d'un geste qui ne laisse pas de place au doute.
— Passe pas à nouveau à côté de ta chance de te venger. C'est pour ça que t'as accepté de me suivre, non ?— Je savais pas que tu m'emmenais ici...— Menteuse, j'ai senti que t'as ralenti dès qu'on est arrivées dans le quartier.D'une main hésitante, la complice malgré elle – ou pas ? – récupère l'arme du délit. Pourtant elle marmonne encore :
— Je peux pas, et si...— Si on se fait cramer, je te couvre. T'as une réputation de sainte, nan ? Ce sera facile. Alors fais-le. Sinon tu vas regretter toute ta vie de pas avoir profité d'un de mes rares instants de bonté.Elle pondère les propos, puis une moue de résolution tord ses traits. Elle presse sur l'actionneur, le front plissé, l'air étonnée par la force qu'il faut mettre dans son doigt pour qu'enfin un "pschit" fatigué fasse rouler quelques gouttelettes écarlates le long du contenant.
— Plus ferme, le geste. Sois pas délicate, sinon ça sort pas. Si tu veux t'affirmer, faut y aller franchement.Elle réessaie et une grosse tâche malhabile et dégoulinante se répand sur la taule gondolée. Son sursaut est ridicule. Son gloussement aussi.
Mais cette lueur à l'instant. Dans ses yeux.
Les jambes de Yumiko connaissent la ville. Elles semblent toujours la guider bien loin de l'Agence quand elle erre sans but. Elle n'a jamais trop compris pourquoi, et sitôt qu'elle s'apercevait de sa dérive, elle se retrouvait perdue.
Jusqu'au jour où ses pas l'ont conduite suffisamment loin. Au détour d'une petite rue calme, discrète, quelconque. Ses yeux en ont déjà vu des dizaines similaires. Pourtant une pensée s'est formulée d'elle-même.
J'ai vécu ici.Mais bien sûr, ce n'est pas son portail devant lequel elle demeure immobile, subjuguée. Si bien qu'un inconnu finit par sortir pour lui demander si elle cherche quelqu'un.
... Non.
Personne.Quelqu'un a posé une part de gâteau au pied de la porte de sa chambre pendant son absence. Yumiko ne songe qu'à une personne assez stupide pour faire ça.
Déjà un an qu'elle est ici, le temps a filé à un rythme alarmant. On dit que le temps passe vite quand on s'amuse.
... Mais il passe tout aussi vite quand on a la sensation que chaque jour se répète.
Quelqu'un a posé une part de gâteau au pied de la porte de sa chambre pendant son absence. Yumiko ne songe qu'à une personne assez stupide pour faire ça.
À aucun moment elle ne se souvient d'avoir évoqué la date de son anniversaire, cependant.
Elle réalise qu'elle est majeure.
Qu'elle aurait pu devenir majeure.Yumiko la lorgne du coin de l'œil et grince des dents quand elle la voit ouvrir la fenêtre en grand. Elle n'est pas la seule à fumer, loin de là, mais apparemment, puisque le salon censé être partagé à six ou sept en ce moment, un accord existe pour empêcher cette pièce d'être plongée dans un perpétuel brouillard malodorant.
Or ça fait bientôt un an et demi que plus personne n'ose rien dire quand elle outrepasse les règles communes, parce que c'est du gâchis de salive et un trop grand risque de se faire chopper par le col. Il n'y a peut-être bien que cette nana pour encore oser lui adresser la parole.
— ... J'ai trouvé un job d'été un peu pénible en périphérie, où faut être dans des champs toute la journée sous le soleil. Le cadre est joli, et y a des trains jusque tard donc c'est possible d'en profiter après le travail avant de rentrer sur Tokyo.... Principalement pour sortir ce genre de débilités que Yumiko n'écoute que d'une oreille. Jusqu'à ce que son attention soit attirée par deux billets qui finissent posés sur la table basse.
— Je suis censée commencer après-demain et j'ai payé d'avance mes tickets pour la semaine, alors je peux t'en avancer un. Et je crois pas que l'employeur en aura quelque chose à faire que je ramène des bras en plus. Il m'a déjà dit qu'il lui manque encore des gens.— C'est ta manière de me dire "cherche-toi un vrai travail" ? Je peux juste piquer ton portefeuille quand tu rentres, si tu tiens tant à ce que je me fasse du fric.— Ouais, j'imagine, mais...Elle hausse les épaules et ça ne manque jamais de déconcerter.
— Tu pourrais gagner le double si tu viens avec moi, non ? Ton salaire, et le mien.— ... Arrête d'avoir l'air si chill à l'idée que je te rackette, surtout que t'en as besoin, de cette thune. T'es bizarre putain.Leurs yeux se croisent. Et ce sont ceux de Yumiko qui s'abaissent. Bizarrement. Elle tend une main pour attraper un des morceaux de papier cartonné, tout en écrasant son mégot dans un cendrier ramené depuis sa chambre.
— ... Bordel de merde, départ à six heures trente ?!Rapport d'enquête rédigé le 18/12/78 pour la cliente : Sasaki Yumiko.
Née le 05/05/1960. Nationalité Japonaise. Décédée le 11/01/1977 (16 ans). Cause de la mort : accident de moto (détails en page 3).
FAMILLE :
Foyer :
- Mère vietnamienne, née Hoang Bảo Ngọc (années 40). A émigré au Japon durant sa grossesse pendant la Guerre du Viêt Nam (1959). Renommée Sasaki Kiseki au cours de sa lutte pour se faire naturaliser. Statut : vivante (+/- 40 ans).
- Père japonais, né Sasaki Hiro (années 30). Militaire déserteur durant la 2nde Guerre Mondiale ayant intégré les Việt Minh puis le Việt Cộng. Statut : disparu en 1968 (environ 35 ans, date précise inconnue). Cause de la mort (présumée) : tué durant la Guerre du Viêt Nam.
- Frère aîné, né Sasaki Meguro (1958). Garde la nationalité japonaise dès 1976. Statut : vivant (21 ans).
- Grand-père japonais (côté paternel), Sasaki Toguro, né au début du XXe siècle. A accueilli sa belle-fille et ses petits-enfants chez lui à Tokyo. Statut : mourant (cancer phase terminale).
Autres :
- Oncle japonais, Sasaki Hide, frère aîné de Sasaki Hiro, son épouse et ses trois enfants (deux garçons et une fille).
— Mais arrête ! Pourquoi tu brûles ça ?!— Laisse tomber.— Après tout ce que ça t'as économisé et dépensé pour cette vampire ?— J'me souviens pas d'eux.Elle pousse un soupir alourdi par la sentence qui tombe avec sa phrase, et le document lâché dans le vide sous les toits. Les feuilles rongées par les flammes se détachent ; elles s'envolent, se décomposent avec la fumée de sa cigarette et la vapeur de son souffle glacé par la bise de l'hiver, qui lui mord les lèvres plus que ses dents quand elle grince :
— Ils me manquent pas.— ... J'espère qu'il reste une sauvegarde. S'il faut payer la réimpression, je m'en charge.Yumiko claque de la langue et ne répond rien. Elle compte les lumières de la ville, pour oublier qu'elle se sent déshabillée du regard, effeuillée comme un livre ouvert.
Elle déteste
aimer ses yeux pour ça.
— Y en avait autour de mon collège.— De quoi ?— Des sukeban.— Je t'avais dit de pas lire !— J'ai juste vu ce mot par accident !— Tss, juré, pourquoi tu te mets toujours en situation où t'es à deux doigts que j't'en colle une...Yumiko lui arrache des mains la liasse de feuilles fraîchement réimprimées.
— C'est quelle page, c't'affaire.— Celle qui est un peu cornée. Je l'avais fait tomber par terre.— Fais genre. Je suis sûre que t'as tout regardé putain.— Non, non, promis.Mais il ne faut pas bien longtemps pour qu'elle brise à nouveau le silence qui s'installe pendant la lecture, en avançant le visage comme si elle tendait effectivement la joue pour prendre une gifle.
— ... Alors, ça dit quoi la suite ?— Ma vie c'est pas ton drama du dimanche soir !— Nope, on est mercredi.— Tu soûles.Mais puisque son menton est posé sur son épaule avec une insolence perturbante, elle a déjà gagné : libre à elle de rattraper le feuilleton.
— T'as fait quoi pour le réveillon l'an dernier ?Yumiko hausse les épaules.
— Chais plus. J'ai sûrement ignoré ton millième mot à la con pour m'inviter à sortir avec les cassos de cet appartement.Ça a le mérite de faire rire la concernée.
— Tu as toujours su que c'était moi ? J'imagine que ce n'était pas difficile à deviner... — Y a que toi pour être aussi naïve.Aussi patiente.
— ... En vrai, je n'ai jamais placé de mot sur ta porte à Noël. Ça aurait pu se produire, je te l'accorde, mais... je ne passe jamais les fêtes avec la coloc.— Oooh... Miss parfaite a donc elle aussi ses petits secrets... Tu fais quoi à la place, du bénévolat pour les orphelins ?Le ton sarcastique la fait sourire. Or la courbure des lèvres est pincée, incertaine.
— Si tu n'as rien de prévu, et si t'es d'accord... J'ai des amies à te présenter.— Tu caches bien ton jeu, en fait.— C'est-à-dire ?— Oh, t'as compris où je veux en venir. Je te croyais juste inconsciente et écervelée de me coller comme ça, alors qu'en vrai, chuis pas ta première fréquentation hyper suspecte.— T'es culottée de dire ça de cette manière !Elles rient de bon cœur, ensemble.
— T'es beaucoup plus cool que t'en as l'air.— N'exagère pas, je suis juste amie avec. Je regarde de loin, je m'imprègne de l'ambiance. Je peux pas vraiment participer à leurs trucs. Pour ça il faudrait que... je saute le pas.Les leurs crissent dans la neige, tandis qu'elles s'éloignent lentement de la zone industrielle où elles ont squatté un entrepôt aménagé jusque tard dans la nuit.
— ... Ça a l'air euh. Intime, comme décision.— Je sais pas si ça l'est pour toutes les chimères, mais me concernant, comme tu le sais, mon corps s'est déjà... transformé. Alors même en essayant d'être rationnelle, même en comprenant que ce qu'elles ont à m'offrir n'a rien à voir...Elle croise les bras sur sa poitrine, en serrant ses coudes. Ce n'est probablement pas à cause du vent. Yumiko ne sait pas que répondre. Alors elle fait dévier le sujet.
— Et pourquoi tu m'as incluse ?— Parce que toi, t'es cool.Sa spontanéité semble les prendre par surprise l'une comme l'autre.
— Enfin, je veux dire. Je savais qu'elles te trouveraient cool. Tu dégages l'énergie qu'elles recherchent. Et j'ai pensé... que ça te plairait.— Ça m'a plu.Leurs pas crissent dans la neige, tandis qu'elles se dirigent lentement vers l'Agence. Un phare dans le ciel nocturne, scintillant de mille feux, de milles couleurs éclipsant les étoiles.
— Joyeux Noël.— Oh pitié, rends pas ça gênant.— Je sais que se promener n'a pas vraiment besoin d'une destination, mais de toute évidence... On est où, là ?— Euh, je sais pas, je te suivais ?— Alors, non, je t'assure que depuis plusieurs minutes, c'est moi qui te suis.Yumiko observe le paysage autour d'elles, un peu décontenancée. Elle se sent comme brusquement ramenée sur terre, mais sans pouvoir décrire où ses pensées s'évadaient jusqu'alors. La petite route en terre qui borde le talus ne lui inspire rien, en revanche, le terrain vague en contrebas ne cesse d'interpeler son regard.
Elle finit par couper à travers les herbes folles pour passer en travers. Elle enjambe quelques bouts de grillage tordus ou couchés, ainsi qu'une quantité écœurante de détritus en plastique, en verre, en métal.
— Oh, s'il te plaît, on peut retourner sur le chemin ? C'est en train de bousiller mes chaussures !— ... Je crois qu'on est pas loin de chez moi.— Qu'est-ce que tu racon... Oh.Par-delà le champ de broussailles, il y a une nouveau sentier. Il sinue jusqu'à rejoindre une route quelconque, traversant des rues quelconques. Sauf une.
— ... On vient de la direction opposée à celle que j'avais prise la dernière fois.— La dernière fois ?Ses pieds regagnent le bitume craquelé de la civilisation. Elle retrouve cette impression de traverser un corridor d'habitations sans âme, jusqu'à s'arrêter devant
celle-ci en particulier.
— ... Alors, c'est ici ?Le soleil n'est plus qu'une fine ligne orangée retraçant les contours des immeubles qui se profilent à l'horizon. Les lampadaires s'allument, un par un. Celui au-dessus d'elles cliquette.
— Tu te souviens de quelque chose ?Une silhouette passe derrière les rideaux d'une fenêtre et la porte s'ouvre sur ce même type qu'il y a pratiquement un an à ce jour. Il la sort de sa torpeur et avant même qu'il n'ait le temps de la reconnaître ou de lui demander si elle a besoin de quoi que ce soit, elle prend ses jambes à son cou, talonnée par l'ombre de son amie qui l'appelle.
Talonnée par les ombres qui l'appellent.
— C'est le rapport de la vampire ? Ça dit quoi ?— Apparemment, il y a un club de baseball qui s'entraîne sur ce terrain depuis des années, dans l'autre monde.— Oh... C'est peut-être celui dont tu as fait partie d'après ton historique ?— C'est mon frère qui en faisait partie.— Oui, pardon. Elle est soudainement devenue acide. Elle ne parvient pas à s'expliquer pourquoi, alors elle se contraint à s'adoucir, autant que faire se peut.
— C'est rien, t'excuse pas. Ça n'a plus d'importance.— ... En fait, Yumiko... Au contraire, je pense qu'il faudrait qu'on y retourne.— Et moi je pense pas.— Attends, tu veux bien m'écouter ?Pour seule réponse, elle claque la liasse de feuilles qu'elle tient sur la couverture de son lit où elle est assise en tailleur. Ça pourrait être interprété comme un refus catégorique, pourtant, elle tourne la tête en direction de son amie, restée dans l'encadrement de sa porte. Elle la dévisage sans lui ordonner de partir.
— ... Je t'ai vue y retourner.— Je sais, tu étais avec moi.— Non, non, c'est pas ce que je veux dire. Dans le futur, tu vas y retourner.Elle fait un pas à l'intérieur, en refermant pour les isoler toutes les deux. Même le ton de sa voix se fait plus réservé, plus intime.
— Je rêve de choses qui se produisent, parfois. Je m'étais jurée de garder ça pour moi parce que ça me fait super peur, mais... je veux t'aider et je suis pratiquement sûre qu'il faut que je te raccompagne là-bas.— Je te l'avais dit que c'est une perte de temps.La maison qui exerçait sur elle un tel magnétisme il y a à peine plus d'un mois lui paraît tout ce qu'il y a de plus banale aujourd'hui. Elle ne se détache pas des autres. Si elle ne connaissait pas son adresse du fait qu'elle s'y est déjà rendu deux fois auparavant, jamais elle ne l'aurait distinguée des autres bâtiments. Or l'autre jeune femme ne semble pas du même avis, plongée dans une profonde réflexion.
— C'est peut-être juste pas le bon moment.— Oh, tu pourras pas me forcer à réessayer tous les jours, hein !— Non, le 11 janvier. Ça te dit rien ? Et tu m'as dit que la première fois c'était aussi dans ces eaux-là... Tu es sûre que c'était pas pile à cette date également ?La concernée bat des cils, incrédule. En vérité bien incapable de confirmer ou d'infirmer.
— Écoute, je crois bien que tu accordes plus d'importance au jour de mon arrivée que moi.— ... C'est surtout le jour de ta mort. Et c'est ainsi qu'ils s'en rappellent et qu'ils le commémorent chez les vivants. Ça peut pas être un hasard. La frontière entre nos deux mondes est perméable sous certains aspects.Elle sait bien que c'est inutile de développer les théories sur les transferts d'énergie inter-dimensionnels et la puissance de la foi dans la pratique des rituels funéraires, car elles ne rencontreront pas une auditrice intéressée. Alors elle résume simplement, d'un air embêté :
— Sans mauvais jeu de mots... Je crois que le passé te hante, Yumiko.Il y a un an, Yumiko était aussi dehors à cette heure-ci. Elle a toujours beaucoup flâné en extérieur, et elle ne perçoit pas le besoin de célébrer sa naissance, alors ça ne l'avait pas plus interpelée que ça.
Mais tout bien réfléchi, ne traînait-elle pas autour du cimetière ce jour-là également ?
Yumiko ne s'est pas résolue à admettre devant son amie qu'elle est beaucoup plus obsédée qu'elle ne le prétend par le mystère de cette maison. Elle
l'appelle, de plus en plus souvent et désormais sans se restreindre à des
dates spécifiques. Comme si à mesure que son intérêt grandit, elle s'autoalimente pour devenir une manie de revenir. Et revenir.
Et revenir.
Ses genoux s'égratignent contre le mur qu'elle escalade. Elle se tape dans les mains pour se débarrasser des éclats de crépis incrustés dans ses paumes, après avoir sauté souplement dans le jardin. Elle s'avance vers la porte d'entrée, fait jouer la poignée, fouille sous quelques pots de fleurs. Elle perd patience et casse la vitre d'une fenêtre accessible pour entrer.
Yumiko peut l'affirmer à présent : cette maison n'a absolument rien à voir avec celle de son enfance. Ni de l'extérieur, et encore moins de l'intérieur. Pourtant, immédiatement, elle
reconnaît cette pièce. Aucun meuble ne correspond. Or, il y a cette petite petite commode. Ce vase qui l'obsède. Elle s'en empare, elle en jette le bouquet.
Là, dans l'eau croupie qui nourrissait les plantes. Ce qu'elle y voit brille plus que n'importe quelle lanterne flottant sur les rivières durant l'O-Bon.
C'est à elle.
C'est à elle.Sans forcer, le verre se brise entre ses mains. Encore placées en coupe d'avoir cru tenir le vase, une forme sphérique lévite à la fleur de sa peau trempée comme ses joues.
C'est à moi.Le propriétaire a décidé de ne pas porter plainte. Malgré l'entrée par effraction. Malgré les bris de verre dans toute la maison, car Yumiko a brisé bien plus qu'une fenêtre. Juste en hurlant parce qu'il essayait de la faire partir. En menaçant par ses tentatives de lui faire lâcher quelque chose qu'il ne voyait pas.
En échange, elle est de corvée de nettoyage et de réparations, à l'amiable. Elle n'a accepté que parce que d'une part, elle est trop choquée par les derniers événements, et parce que d'autre part, l'arrangement a été proposé par sa femme et non par lui. Dans le cas contraire, ça ne l'aurait pas dérangée de finir chez les Bops également pour agression sur lémure.
Combien y avait-il de chance pour que la réaction de l'homme soit adoucie par son épouse en la découvrant chez eux, et qu'elle l'amène à empathiser avec ce que la pauvre enfant endure, à travers ce qui ressemble surtout à une crise de nerfs particulièrement dangereuse ?
La découverte d'un Périsprit n'est jamais une expérience anodine.C'est ce qu'elle explique tandis qu'elle montre à son "invitée" comment elle parvient à faire flotter des cuillères à café spectrales échappées de son vaisselier ; avant de s'excuser promptement et de les laisser toutes retomber de surprise, en réalisant qu'elle est peut-être en train de terroriser sa famille dans l'autre monde.
Enfin, plus qu'elle ne l'est déjà probablement. De multiples formes humanoïdes semblent s'agiter entre les murs depuis l'incident provoqué il y a trois jours. C'est la première fois que Yumiko se déride cependant. Délicieuse et morbide ironie que ce soit elle, finalement, qui hante son passé plutôt que l'inverse. Ça la distrait un peu de la fascination malaisante que provoque la forme parfaitement sphérique reposée sur la commode.
Blanche, semi-translucide. Difficile de comprendre exactement de quoi il s'agit, hormis une balle. La jeune fille a son hypothèse cependant. Qu'elle fera vérifier une fois qu'elle aura accumulé encore plus d'économies pour une prochaine dépense chez la même vampire qu'elle commissionne à chaque fois.
— Yumiko... On peut discuter ?— Oh, tiens, v'là qui a fini de bouder.— Hein ?— Fais pas genre de venir me demander l'autorisation de me parler alors que c'est toi qui m'esquives depuis deux semaines.— ... Oui, pardon.Elle se redresse en position assise sur son lit, et lui fait signe d'approcher.
— Maintenant que je te tiens : c'est quoi le bail ? Tu m'en veux parce que je suis allée voir cette baraque sans toi ? Parce que j'ai préféré que tu ne viennes pas avec moi faire le ménage ?— Non, je suis désolée. Ce n'est pas l'impression que je souhaitais te donner.Elle baisse les yeux en s'excusant encore et encore, et Yumiko s'en retrouve soudainement mise mal à l'aise. Alors elle s'efforce de baisser d'un ton, de lisser les traits de son visage, tandis qu'elle incline la tête pour tenter de capter à nouveau son regard.
— Alors quoi ?— Yumiko... Je savais pas comment te l'annoncer, et je ne sais toujours pas. À propos du fait d'être poltergeist...Elle hurle, hurle de toute son âme. Si elle pouvait briser la psyché de tous ceux qui l'écoutent.
Plutôt que les vitres.
Plutôt que les ampoules.
Plutôt qu'elle-même.— ... Tiens. C'est à toi, maintenant.Elle lui tend une boîte ouverte. Son amie ne peut que reconnaître son contenu, qui lui fait écarquiller les yeux.
— Yumiko, avec tout ce que ça représente, tu n'as pas besoin de...— Elle ne me sert plus à rien de toute façon. Je ne peux pas tenir la promesse qu'on s'était faite de franchir le pas ensemble, alors je veux que ça te revienne.Au creux du calage en mousse épousant sa forme, se trouve une seringue et une ampoule mystérieuse. Du moins, pour quiconque n'est pas averti directement de ce dont il s'agit.
— Tu devrais la rendre, ou elles risquent de se fâcher...— Non, je préfère te la donner. Je sais bien que tu n'es pas encore prête, mais quand tu le seras, je te ferai moi-même l'injection si tu veux. Je suis sûre qu'elles comprendront.Ses ongles raclent nerveusement le bois du coffret, jusqu'à finalement exercer une pression suffisante pour le refermer dans un claquement sec.
— ... Non, c'est bon.— Haha, je comprends, je suis clairement pas infirmière, je vais juste te faire un bleu.— Yumiko, ce n'est pas ça.Elle écarte le boîtier de ses cuisses, le déposant au creux des plis de la couette sur laquelle elles sont assises.
— Je n'en ai plus besoin.— Quoi ?Depuis son petit rire de tout à l'heure, un rictus idiot est demeuré sur le visage de Yumiko. Il se fane avec un temps de retard, tant elle est abasourdie.
— Mais... tu voulais tant être comme elles, être avec elles, tu...— Yumi, mon souhait n'était pas vraiment de leur ressembler ou de les rejoindre.En prononçant ces mots, elle tourne maladroitement sa bague autour de son doigt. Celle dont elle ne se sépare absolument jamais.
— Je voulais juste me sentir plus forte.Elle la fait glisser jusque dans sa main, avant de prendre celle de son amie pour la déposer au creux de sa paume. Elle appuie sur ses doigts pour qu'elle les referme sur l'anneau, aussi délicatement qu'elle murmure :
— Et je me sens déjà tellement, tellement forte avec toi.Ses cheveux ternissent. Son regard ternit. Même sa peau ternit. Elle devient froide contre ses phalanges. Mais Yumiko ne voit que l'éclat chaleureux de son sourire.
Et il est si beau.
Yumiko replie proprement ses vêtements dans sa valise, soulagée d'enfin quitter cette chambre particulièrement lugubre par sa blancheur et son absence totale de personnalité. Pour quelqu'un qui ne pourra jamais devenir Chimère, elle a vu suffisamment d'aiguilles pour toute une non-vie.
Elle franchit le portail de l'hôpital psychiatrique comme l'on sort du bagne. Attendue, à sa grande surprise, non pas juste par son amie, mais aussi par un petit attroupement d'autres femmes.
— Yumiko ! On a accouru dès qu'on a appris que tu étais enfin guérie !— ... Merci mais, c'est qui, "on" ?— Ah, oui, forcément, tu n'es pas au courant... En gros, ce sont des femmes qui ont quitté le groupe après ce dont tu as été victime.La concernée claque de la langue derrière son palais, n'appréciant pas le terme. Pourtant il est factuellement correct : elle a été victime d'un cri. Assez perçant pour la faire délirer et interner tout un quadrimestre.
Elle s'était présentée à l'entrepôt habituel, à la fois pour informer le groupe de chimères de sa condition de Poltergeist, et à la fois pour accompagner son amie venue rendre le sérum et sa décision de ne jamais y avoir recours, afin d'apprendre à s'accepter telle qu'elle est.
Sauf que si dans le cas de l'incapacité génétique, elles se sont montrées compréhensives – ce n'est pas comme si c'était choisi ou réversible –, en revanche, la cheffe n'a pas tari de critiques acerbes et culpabilisantes à l'égard de "celle qui leur fait honte en renonçant à leur cadeau après leur avoir fait perdre leur temps et leur énergie durant toutes ces années".
Surtout pour s'afficher dans une condition aussi pitoyable que la sienne.C'était déjà difficile pour Yumiko de ne pas réagir auparavant, mais cette dernière insulte l'avait fait craquer, et elle avait répliqué tant par les cris que par les coups. Sauf qu'en termes de cris, elle a bien évidemment essuyé une défaite cuisante.
En termes de coups, en revanche... Pas au sens physique, là non, elle s'était fait tout autant démolir. Au sens moral, plutôt : elle n'avait guère pu atteindre le visage de ces foutues mégères, par contre, elle en avait porté un, fatal, à leur image de leaders.
Et apparemment, pendant qu'elle a été hors-service, beaucoup de départs ont découlé de cette altercation. Elle n'en garde pas le moindre souvenir, mais voici qu'on lui décrit à quel point la folie l'avait rendue particulièrement... lyrique. Verbeuse et verte de rage. Dénonçant l'injustice, la discrimination, l'élitisme, le
sectarisme – elle connaît ce mot, vraiment ? – de leur groupe soi-disant soudé et ouvert. La
pression mise sur les épaules des femmes qui ne deviennent pas
comme elles.
— Elles ont tenu à ce qu'on passe du temps ensemble.— ... Je comprends pas pourquoi, mais, ok ?— Je pense que je peux dire en leur nom que tu les as inspirées ?Son sourire est éblouissant quand elle ajoute :
— Comme tu m'as inspirée.Yumiko n'est pas certaine de partager l'enthousiasme qu'elle lit dans ses yeux. Dans leur yeux à toutes : elle n'a jamais reçu autant d'approbation depuis qu'elle est dans le Tokyo des morts. Elle n'a jamais imaginé avoir besoin de plus que d'un seul regard, le premier à s'être posé sur elle pour voir au-delà de sa carapace.
Elle n'est pas sûre d'aimer. Mais elle est certaine de ne pas détester. Et c'est trop rare pour ne pas donner sa chance à cette situation nouvelle :
— D'acc, compris, mais vous attendez à rien, moi j'ai juste envie de fêter le nouvel an que j'ai raté, ok ?Elles étaient six, la première fois qu'elle avait accompli ce rituel. Le premier que Yumiko a appris à réaliser. Il était bancale, à l'époque, mais qu'est-ce qu'elles avaient pu rire, ensemble, les pieds dans du marc de café, en toussant sous des effluves de cannelle.
En poudre, t'as pas trouvé mieux à brûler, sérieusement !L'incantation était à peine audible. Interrompue par la toux, par les gloussements, quand ce n'était pas sa propre prononciation ou sa mémoire qui faisait défaut, car elle n'avait jamais eu à retenir de textes aussi longs depuis, certainement, ses années d'écolière.
En moins de deux semaines, il avait fallu qu'elle prépare tout un cérémonial et qu'elle agisse en une sorte de gourou. Pour quelle raison étaient-elles si pressées, déjà ? Ah oui. Il fallait que ce soit prêt pour la fête de la majorité. Celle que Yumiko n'avait jamais pu fêter. Ce jour où elle est morte. Il fallait que ça devienne le jour où tout recommencerait, une nouvelle fois.
C'était une idée ridicule.
Dix ans après, elles sont une grosse vingtaine, les pieds dans du vrai café moulu. L'ambiance est beaucoup plus solennelle. Elle allume patiemment un bâton de cannelle avec son briquet, et elle le brandit tandis que face à elle, les plus proches commencent à inspirer quand la fumée parvient à leur visage. Les autres font de même au cours de l'incantation désormais parfaitement articulée.
En ce deuxième lundi de janvier, elles ont toutes ont confiées leurs peurs et toutes sont désireuses de s'en affranchir. Elles s'en remettent aujourd'hui à ces soins et jurent de s'en remettre ensemble par la suite, certaines pour la première fois, les autres pour une année de plus. Unies, galvanisées. Prêtes à rire au nez du monde.
C'était une idée incroyable.
C'était une idée de merde.
Bien sûr que la peur est nécessaire. Sinon, qu'est-ce qui peut bien freiner la mort.
— C'est sur moi. C'est ma responsabilité.Quelle responsabilité ? Elle n'a pas besoin d'admettre qu'elle n'avait aucun contrôle. Cette Bop le sait, et voit sur quelle pente ça glisse. Elle consigne chaque dérapage de son groupe
d'amies depuis plus de quinze ans. Cette fois, l'une d'entre elles a fait la chute de trop.
Quelque chose chez cette jeune femme a résonné en Yumiko. Dans son rugissement de haine, elle a entendu celui du moteur de sa moto, plus de deux décennies en arrière. Ça les a précipitées dans les ténèbres en sortie de route.
Elle s'est précipitée dans le ravin. Elle s'est précipitée dans le portail.
C'est sa responsabilité. Elle aurait dû l'empêcher de prendre ce virage. Dans les couloirs de l'Agence, ivre,
délivrée, elle avait enfourché son scooter débridé et forcé le passage à pleine vitesse dans l'Agence, en manquant de renverser les gardes. Des vampires ont accouru à sa suite mais ils sont revenus sans elle. Ils n'ont ramené que le véhicule fracassé et ses vêtements couverts de cendres.
Yumiko est resté là, sidérée. À faire le constat en direct.
— Vous n'avez qu'à m'enfermer.Or si elle se sent responsable, elle n'est pourtant que témoin. De la peur dont elle l'a libérée pendant le rituel. Celle de chercher vengeance. Quitte à disparaître.
Comme moi.Son premier souvenir du monde des morts. Son premier souvenir tout court. Un bout de papier, une direction vague, la somme des traumatismes de toute une vie qui ressurgissent au fond de ses rétines, sans déverrouiller sa mémoire. Elle sort du bureau de la Boolice.
Prends rendez-vous.Encore une idée de merde.
Cette adresse, ce thérapeute, pourquoi elle a tenté de suivre un conseil de Bop ? Qui se permet de la réprimander, en plus. Comme si c'était sa faute si personne n'est compétent. Si personne ne peut comprendre. S'il y avait autant de trucs en verre à faire éclater dans ce bureau.
Elle s'accuse de beaucoup de choses. Mais pas de ça. Alors elle sort avec un ordre d'exécution de TIG et elle n'ira clairement pas au prochain rendez-vous.
Elle a tracé le cercle. Elle a chargé les cristaux. Elle sait quelle phrase elle doit répéter. Elle a appris quels gestes elle doit faire. Elle a prévu un miroir à tenir au-dessus d'elle pour être sûre de correctement voir ce qu'elle fait une fois allongée. Elle a fermé à clé la porte de sa chambre.
Par ce rituel, elle pourrait recouvrer plus vite la mémoire. Et l'accomplir elle-même lui épargne les questions ou les regards peinés si elle éclate en sanglots.
Pourtant elle hésite. Pourquoi elle hésite ?
Finalement elle renonce. Pourquoi elle renonce ?
— ... Tu ne veux vraiment pas diriger le rite initiatique, cette année ?— On s'est déjà mis d'accord que tu le ferais, non ?— C'est juste que le sens d'un rituel sans Poltergeist, et surtout, sans la cheffe du groupe... Je sais qu'on en a déjà discuté et je vais le faire à ta place, mais...— Alors pourquoi tu poses la question.Yumiko sait que c'est pour pas lui demander à la place
comment elle va. Recroquevillée dans leur lit, plongée dans le noir alors qu'il est midi passé.
Qu'est-ce que tu cherches en agissant comme ça ? Tu tiens vraiment à ce qu'on t'enferme ?Peut-être bien que c'est ce qu'elle cherche, oui. Un endroit où expier les fautes qui la hante sans qu'on l'observe en espérant qu'elle en parle. Un endroit où croupir sans être prise en pitié avec un bol de soupe et des caresses dans le dos. Un endroit où faire exploser ses émotions sans détruire tout ce qui l'entoure. Son entourage.
Un endroit où se zombifier loin du regard impuissant de celle qui essaie de l'en guérir. Parce que Yumiko pourrait, mais elle n'essaie pas. Tout en se blâmant car c'est tellement injuste pour son
amie.
C'est tellement injuste, comme les lois de ce monde qui la laissent faire n'importe quoi et s'en tirer avec une tape sur la main. Que faut-il qu'elle commette pour qu'on l'enferme ? Pour qu'on l'arrête ? L'irréparable ?
Songe-t-elle vraiment à commettre l'irréparable ?