Le pari lui plaisait. D'une part parce que perdre une bouteille, même l'une de celles qu'il gardait plus férocement qu'un dragon, ne représentait qu'une perte minuscule si l'on prenait en considération l'ensemble de sa cave, et de l'autre parce que faire payer aux autres un de ces trésors vignerons qui metteraient en faillite tout auto-entrepreneur était incroyablement grisant comme idée.
"Ma foi.. C'était un pari à ne pas faire Captain Chap', tu vas devoir te contenter d'une orange par repas pendant dix ans, 'fin si tu me dois une bouteille j'imagine. Tu viens de défier le plus grand coureur depuis Philippidès, 'tite tête."
Si cette soudaine victoire garantie, du moins garantie par sa fierté d'alcoolique notoire qui ne se remet pas en question, l'avait agréablement surpris, le fait qu'on daigne lui accorder du travail était autrement plus étonnant. D'habitude, quand il proposait ses services, on lui renvoyait un sourire gêné et on cherchait des mots sucrés pour enrober un acide refus catégorique. Le vieux pirate avait déjà fait plus d'une maladresse dont on compterait les pertes en montagne de billets dans les différents laboratoires où il avait tenté de trouver un emploi stable, et de manière générale n'inspirait pas la confiance. Travailler au compte de quelqu'un d'autre, même pour quelque chose d'aussi futile qu'un service d'ami à ami, ça lui faisait du bien, au fond.
La carotte et le bâton est une méthode pour motiver des travailleurs, ce pari en avait plus ou moins la forme si on y réfléchissait, mais la carotte était pour Astard si attrayante dans ce contexte précis qu'elle suffisait pour lui faire déployer des efforts surhumains, même dans l'accomplissement d'une tâche si peu noble. La bouteille mise en jeu n'avait pas été liée à son devoir de désherber les parcelles de terre, mais dans son esprit confus, tout était lié et sa cadence au labeur pouvait lui faire économiser quelques milliers d'ossements. Les tubes pyrotechniques n'étaient pas aussi difficiles à manipuler que les rares et inutiles canons du navire conquérant d'Astard, notamment parce qu'ils n'en avaient ni la taille ni le poids, et c'est avec un soin inattendu de la part d'un barbu torse nu en pleine nature qu'il plaçait le dernier, non sans tituber un brin en se relevant après. Il n'y avait pas vraiment prêté attention, mais cela le frappait alors qu'il se retournait vers sa commanditaire. elle avait rétréci. La version officielle que donneraient des témoins sobres serait qu'elle perdait quelques peu de sa taille titanesque en enlevant l'imposant haut-de-forme qui lui avait valu son surnom, mais tous les soiffards et amis du corsaire affirmeraient avec lui qu'elle avait rétréci à cause d'une malédiction antique. Voyant les oranges comme une panacée personnelle, il en pelait une sortie du même tonneau qui contenait la poudre en y appuyant grossièrement son sabre et la gobait avec avidité dans l'espoir que c'était sa perception visuelle qui était troublée. Le fruit n'y aidant pas, et à défaut d'en avoir une deuxième sous la main, il trifouillait dans son semblant de pantalon usé pour en sortir une minuscule flasque, dont la couleur repoussante suggérait que c'était un de ses cocktails maisons, et l'odeur ne lui déplaisant pas trop, il la vidait à moitié pour la ranger d'une manière ou d'une autre dans son seul vêtement, puisque les bottes ne comptent pas parmi ceux-là et qu'il avait oublié le reste.
Même la bouteille n'y faisait rien, la pauvre hère restait moins grande que dans ses souvenirs proches et lointains, aussi vagues soient-ils. Elle revenait vers lui, et il comprenait finalement qu'elle avait rangé son chapeau. Il ne comprenait pas vraiment en quel honneur, mais par peur de l'offenser il retirait même le sien pour l'envoyer avec classe tourner avec le vent, au loin, bien trop loin pour qu'il le retrouve une fois les essais terminés.
"J'en ai allumé des mèches, celles des canons tu sais, quelle ironie..." Il riait d'une manière assez malsaine et mauvaise, un tremblement grave de la gorge indiquait qu'il semblait presque regretter l'époque où il criait par delà les hurlements de la poudre au milieu des mers. Il se fichait pas mal d'avoir l'air horrible ou inhumain, il admettait sans qu'on le lui demande que le combat lui manquait. "Allez, fourres-moi tes bidules dans les bébés canons et je t'allume le tout avec panache."
Avec panache, ça voulait notamment dire qu'il prenait le briquet pour le laisser tomber quelques instants plus tard entre les fourrées. En ricanant doucement de son ingéniosité inutile, il arrivait inexplicablement à l'aide unique de ses gros doigts à fixer la mèche à l'intérieur de son antique pistolet. Selon ses calculs basiques, l'étincelle devrait suffire à l'embraser, et le cas contraire ce serait la détonation du peu de poudre qu'il venait de verser dans le canon qui suffirait. Comprenant presque que les artifices étaient en place, il levait le flingue au ciel en hurlant.
"ZEUS, VOILA MON OFFRANDE, P'TIT COQUIN INFIDÈLE"
La mèche s'embrasait sans souci, et par miracle il avait fait attention à ne pas mettre de bille dans le canon. Alors il restait en place, reprenant toutes les deux secondes ses appuis, en regardant avec intérêt et recul la lente braise s'approcher des mortiers. Oui, il avait oublié de s'écarter entre temps.