Son faux sourire me donne des envies de meurtre. Je n’aime pas les gens qui se complaisent dans les semblants, dans les mensonges, en croyant peut-être que cela passe inaperçue. Et dans quel but ? Qu’on vienne les prendre dans les bras en leur demandant si tout va bien, histoire de les voir s’apitoyer sur leur sort. Non merci, sans façon.
C’est pourtant pas compliqué d’accepter les choses comme elles sont. Je ne sais pas ce qui rend le japonais si dépressif - et je n’ai pas envie de le savoir - mais je ne pense pas que ce soit si terrible que ça, au point d’en faire une dépression. Je veux dire : on est mort, point final. Il me rappelle les Français. Eux, vous leur demandez comment ça va, ils vous répondent « ça va » mais leurs yeux crient le contraire juste pour capter votre attention. Une belle clique d’hypocrites, si vous voulez mon avis.
Regardant Kazuki du coin de l’œil, alors qu’il prend la parole, je ne peux m’empêcher de me sentir dégoûtée par son sourire feint. Si l’on peut m’affubler de bien des tors, je ne suis pas hypocrite pour un sou - sauf lorsque ça m’arrange, bien sûr, mais comme tout le monde - mais je maintiens le même masque que lui sur mon visage violet.
Quatre mois qu’il est parmi nous et quatre mois qu’il se terre derrière ses faux semblants. Comme si on ne voyait pas le bazar qu’il sème dans tout l’appartement, comme si on ne sentait ni l’odeur persistante de la clope sur sa peau et celle piquante de l’alcool. Dans le genre menteur, on a fait mieux quand même.
Le pire c’est que c’est un faible. Pleurnichard dans l’appartement, il se cache même de mon regard à présent. Comme si j’allais le mordre. Je réprime un ricanement. Au moins, il a le mérite de reconnaitre ma toute grande supériorité et de s’écraser devant elle.
«
C’est plus silencieux et on a la paix », attend, tu ne veux pas plutôt dire : «
Il n’y a personne pour me voir pleurnicher comme un enfant et ça ne sent pas le renfermé, la cigarette ou l’alcool », non ? J’arque un sourcil surpris en l’entendant évoquer ses amis et la perspective de passer une longue soirée. Certainement avec ses amis des dépressifs asociaux anonymes.
— Oh, je réagis d’un air étonné,
tu as donc une vie sociale ? Je commençais à croire que plus rien n’existait pour toi en dehors de Deathflix, je raille en éclatant d’un léger rire.Je ne le crois même pas, mais l’occasion est trop bonne pour en profiter et me moquer de lui. Le lémure n’est pas seulement dépressif, il est aussi terriblement ennuyant. La simple idée de passer une soirée en sa compagnie m’évoque l’image d’une veillée funéraire, l’écran d’un pc diffusant une série en plus. Peut-être veut il me persuadé qu’il est différent de ce que je pense de lui.
Quand il me demande pourquoi je reste avec lui alors que je suis… moi - c’est-à-dire que mon temps est précieux et que ma vie sociale n’est pas sensée s’ouvrir à n’importe qui, et encore moins au genre de personne qu’il incarne - je darde un regard amusé sur lui, tout en entamant ma barre de céréale.
— Oh, sois pas jaloux, mon choux, je suis sûre que tu te feras plein de copains toi aussi.Je manque de m’étouffer avec la friandise en réaction à mes propres remarques. Vu la qualité de mes propos, je devrais écrire un livre. Mieux : écrire un livre sur moi ! Cela ferait chavirer les cœurs et ravirait les fantômes dont la mort est transie d’ennui. En même, temps, quoi de plus intéressant qu’un sujet traitant de ma personne dans son intégralité. Je frissonne délicieusement à cette idée.
— Je répète pour un ballet pas très loin, je rentre à l’appartement. Et puis on est colocataire, je peux bien m’arrêter pour discuter avec toi, allons !Détournant le regard, mes yeux roulent dans leurs orbites face à ce mensonge éhonté. Rien ne vaut plus que mon temps, Kazuki devrait s’estimer heureux de profiter de ma présence et manger en se taisant.
Mais c’est visiblement trop demandé, puisqu’il reprend presque immédiatement en élaborant des hypothèses qui me font froncer les sourcils. L’empoisonner ? Il a conscience qu’on est mort ? Visiblement, oui, puisqu’il se reprend pour pencher
Mon rire se joint au sien, lui, par contre, est sincère et moqueur et non faux comme celui de Kazuki.
— Et dis-moi exactement pourquoi j’aurais besoin de toi pour quoi que ce soit, au juste ? Je suis une grande fille, tu sais, mais puisque c’est gentil de te proposer et que je me rends bien compte que me servir est un honneur dont tu veux bénéficier, tu pourras toujours m’escorter jusqu’à l’appartement et en profiter pour porter mon sac.Battant des cils, je continue avec une moue innocente.
— C’est que tout ce sport me détruit les os, tu sais. Toi, en revanche, tu dois être bien entretenu et tu ne dois pas souffrir de courbatures, vu comme ton lit à l’air confortable, je me trompe ?J’exulte.
Pandora ou comment asséner tout en douceur les piques les plus basses tout en maintenant un faciès angélique. Cela ferait un bon titre de livre, d’ailleurs,
La rhétorique moqueuse pour les nuls sonnant de suite moins bien.
Son remerciement, tout comme ses excuses, un peu plus tôt, me surprend. Il baisse encore une fois la tête et je lève les yeux au ciel. On n’est pas sensé regarder les gens, quand on leur parle ? Son attitude ne fait que renforcer l’idée que je me fais de lui : un petit toutou malheureux et pitoyable, le genre qu’on abandonnerait volontiers au bord de la route* et qui couine toute la journée. Ce doit d’ailleurs être pour ça qu’il mange lentement la barre de céréale.
Ou peut-être que l’idée de savourer la même nourriture que moi le rempli d’un tel respect qu’il se sent obliger de croquer dedans comme un affamé le ferait lors de son seul vrai repas depuis des mois. Il en garde d’ailleurs la moitié et la fourre dans une poche. Les yeux brillants d’émotions, je le regarde faire. Pour sûr qu’il a érigé un autel en mon nom dans sa chambre putride et qu’il va l’y mettre !
Je m’apprête à lui proposer de lui faire cadeau d’une mèche de cheveux pour
— Je participe à un ballet le soir de Noël, je n’ai pas le temps pour flâner de part et d’autres avec des gens. C’est que je travaille dur, tu sais.A la différence de toi, je pense très fortement, une lueur moqueuse dans mon regard doré.
— C’est bête, je suppose que tu vas voir tes amis, j’accentue volontairement ce mot d’un ton ironique,
sinon j’aurais éventuellement pu te filer une place gratuite. Quoi que je ne sais pas si ce qu’il se passe en dehors de ton écran t’intéresse véritablement. La culture, tout ça…Je laisse ma phrase en suspens tandis que je termine ma collation. Je reste polie dans mes propos, ne l’affuble d’aucun surnom dénigrant et ne l’insulte pas. Mais j’arrive pourtant à me frayer un chemin dans ses mensonges pour mieux les utiliser contre lui.
C’est ça, l’art d’être moi.
* :
Je suis contre l’abandon des animaux, hein, je préfère préciser.