Too much to bear | ft. Carmel Amrani

Se déplacer dans le Tokyo des morts c'est... particulier. Apparemment, les transports à la mode impliquent des "mouches" – Carmel a mis longtemps à comprendre qu'il ne s'agissait pas réellement des insectes – et autres méthodes abracadabrantesques comme de véritables tapis volants... Par conséquent, iel n'imaginait pas spécialement retrouver du travail dans son ancienne branche. Et pourtant... force est de constater que malgré tout, les traditionnels métros, tramways, et autobus circulent encore beaucoup, au milieu d'un trafic routier qui ne se désengorge guère en particulier lors des heures de pointe.

Ça fait donc quelques mois qu'après plusieurs examens pour se remettre à niveau, tant en termes de conduite qu'en termes de relation client – entièrement dans une nouvelle langue qu'iel maîtrise tout juste assez pour les conversations utiles à sa fonction –, lae jeune lémure a enfin pu troquer son travail temporaire dans la mécanique pour un poste de conductaire de bus. Une victoire à ses yeux, et un soulagement. Enfin, iel retrouve un peu de familiarité avec son ancienne vie dans ce monde. Même si son vivant n'était pas des plus joyeux et que son parcours professionnel est en partie le résultat de plusieurs déceptions, iel aime malgré tout son boulot.

Ça permet de voir des gens, d'avoir de petits échanges quotidiens, même brefs. Et surtout ça rend service. La plupart du temps, c'est un job qu'iel juge agréable, bien que très pénible concernant les horaires décalés, et fatigant en raison de la vigilance constante qui est requise pour garantir la sécurité des passagères et passagers.

... Parlons-en, d'ailleurs. Parce qu'il n'est pas seulement question de faire attention à la route ou à l'intégrité du véhicule. Il y a aussi les problèmes qui peuvent survenir entre les usager·ère·s. Les pires cas, d'après ellui. Qui heureusement, ne surviennent pas souvent, et qui en prime ont tendance à se résoudre tout seuls ou avec l'intervention d'autres personnes qui parviennent à aplanir les choses sans qu'iel ait à sortir ellui-même de sa cabine.

Ça l'ennuie, quand iel doit agir en personne. Parce que d'une part, d'un point de vue purement pragmatique, ça demande à ce qu'iel puisse se mettre à l'arrêt, et ça provoque des retards – et bon sang malgré la grande mixité des mœurs due à l'afflux des mort·e·s du monde entier, la société reste très japonaise en ce qui concerne la nécessité d'être hyper ponctuel·le, c'est clairement un choc culturel pour an françaixe comme ellui. Et d'autre part, bah, gérer les conflits, Carmel... Ce n'est vraiment pas sa tasse de thé.

Toutefois, quand iel voit cette pauvre jeune femme se faire brusquer vraiment sur le pas des portes pneumatiques, alors qu'iel n'a même pas encore eu le temps de les refermer et de quitter l'arrêt, iel n'hésite pas très longtemps avant d'essayer de mettre fin à l'altercation.

— Excusez-moi... Excusez-moi ? Pouvez-vous laisser cette personne tranquille s'il vous plaît ? Eh vous ! interpelle-t-iel en même temps qu'iel déverrouille la portière vitrée de sa cabine. Ça suffit il faut lâcher cette personne maintenant.

Son ton n'est pas rustre, mais il s'efforce d'être plus ferme, notamment quand il joint les gestes à la parole.

— Je me permets de vous toucher, pardon... prévient-iel en attrapant autant le poignet de l'individu agressif que le bras de la victime pour contrecarrer la prise. Je vais vous demander de vous ressaisir avant que je ne doive vous refuser la montée dans le véhicule.

Après tout, iels sont toujours devant l'arrêt de bus, sur la voie qui lui est réservée. À tout moment, iel peut tout simplement l'obliger à redescendre. Ce n'est pas nécessairement le protocole à suivre, mais quelque part, dans l'immédiateté de la situation, Carmel est lae chauffeuxe, donc Carmel fait les règles. Et surtout, Carmel fait plus d'un mètre quatre-vingt pour une masse comparable à une armoire.

D'accord, ça va être plus long que prévu. De quelques minutes seulement, peut-être – iel espère –, mais ça va être suffisant pour que ça pose problème dans ses horaires de passage. Et surtout, iel a beaucoup de peine pour cette pauvre jeune femme qui clairement n'a rien fait exprès et semble vraiment incapable de s'exprimer, pour des raisons qu'iel ne connaît pas mais n'a pas besoin de connaître : Carmel doit désamorcer cette situation, iel ne peut pas se permettre de s'emporter et de rentrer dans le jeu de l'autre individu en colère.

— Monsieur, je vous prie, je pense que vous savez que vous n'obtiendrez rien d'une personne qui pleure et que vous n'avez pas envie d'être mis dans l'embarras plus longtemps ? essaie-t-il de raisonner. Ce sont des excuses et de la politesse que vous attendez, si j'ai bien compris ? Auriez-vous vous-même l'amabilité de m'écouter dans ce cas ?

Iel encourage doucement d'un mouvement de main la malheureuse passagère à se reculer un peu plus derrière ellui pour qu'iel fasse rempart, tandis qu'ellui-même s'avance pour s'incliner, comme le veut certaines coutumes du pays. Son langage se fait étrangement plus travaillé et courtois malgré son niveau basique en japonais comme en anglais ; c'est parce qu'iel est en train de répéter diligemment des phrases qu'iel a entendu lors de quelques formations en gestion des incivilités et des agressions.

— J'en prends la responsabilité. Je prends en compte votre sentiment, je suis sincèrement désolé pour votre café renversé. Je comprends que cela contrarie le déroulé de votre journée et nuit à votre bien-être. Vous pouvez si vous le souhaitez faire vos retours et réclamations via l'application mobile des services de transports publics de la ville de Tokyo, nous les prendrons en compte afin d'améliorer la qualité de nos services.

Ou pas. Si ce type est assez déterminé pour se donner cette peine – ce qui n'est pas le cas dans l'immense majorité des situations de ce genre –, tout ce qu'il gagnera d'une telle procédure sera sûrement un message automatisé exprimant des excuses plates et informant du traitement de la demande en interne. Donc autant dire qu'il n'en obtiendra rien hormis l'illusion d'avoir pu faire part de son mécontentement quelque part. Au pire, un manager viendra reprocher plus tard à Carmel le retard qu'il a pris dans la journée. Mais une telle altercation ? Iel n'en entendra sûrement jamais plus reparler quand ce sera terminé. Parce que tout le monde s'en fout. Est-ce que ce fauteur de trouble a la moindre idée du nombre de fois que ça arrive à l'échelle de plus de cent soixante-dix lignes de bus sillonnant la métropole ?

— À présent, j'aimerais que vous preniez le recul nécessaire pour comprendre que deux solutions raisonnables s'offrent à vous pour que votre journée n'en soit pas plus perturbée : choisir entre aller à votre place pour que je vous conduise à votre destination initiale, ou quitter le bus pour chercher un nouveau café. Je peux également vous fournir un mouchoir afin de vous permettre d'essuyer votre sacoche.

Iel se redresse, et affiche une expression d'empathie très formelle. C'est en vérité la dernière chance qu'iel lui offre de s'en tirer avec dignité et sans ennuis supplémentaires.

Plus de peur que de mal. La dernière chose qu'iel aurait souhaité, c'est que ça dégénère et qu'iel en vienne à faire appel à des vigiles. La procédure aurait fini par impliquer également les Profuns, et ça représente beaucoup d'administratif pour rien... Si ce n'est ternir son bilan mensuel. Et comme iel est encore an salariae très récens, iel a encore moins envie de produire ce genre de vagues. Carmel est une crème, ses collègues l'ont facilement compris, qu'iel ne provoquera jamais de problèmes intentionnellement ; mais ça ne règle pas le problème de l'embarras qu'iel ressentirait.

Dans un japonais puis dans un anglais tous deux très lisses, également répétés pour le travail, iel s'incline bien bas et déclare à l'intention de l'intégralité du véhicule :

— Je vous présente mes excuses pour le retard occasionné, le bus se remettra en route dans un instant.

Iel sort un paquet de mouchoirs, et comme promis, iel en propose un au passager certes toujours mécontent, mais désormais plus ou moins calmé, c'est déjà ça. Ensuite, iel voit que la jeune femme a le sien, donc iel avorte le geste de lui en tendre un également. Iel écoute ses remerciements puis sa demande, et hoche la tête avec un sourire plus bienveillant que celui, sans véritable âme, qu'iel avait arboré le temps de régler le conflit précédent.

— Aucun problème, si vous faites attention à bien vous accrocher et à vous décaler lors des montées et descentes. Ça va aller, vous n'avez pas besoin de vous asseoir ?

Iel lui indique la barre transversale la plus proche de sa cabine, tout en l'accompagnant puisqu'iel va regagner sa place de conductaire. L'ennui, ce sera le passage de la queue aux arrêts qui va l'obliger à s'écarter, mais iel espère que sa destination n'est pas trop lointaine. Ou que le siège le plus proche va se libérer. Iel ne se voit pas réclamer à quelqu'un de lui laisser sa place tant que l'autre grincheux peut être témoin de loin et potentiellement recommencer à râler concernant le "traitement de faveur".

— Où est-ce que vous descendez ?

Qu'iel puisse rester attentix à son bien-être et sa sécurité jusqu'à ce qu'elle parvienne à bon port.

— Empruntez-vous souvent cette ligne ? demande-t-iel également, tout en se réinstallant à son volant.

Sait-on jamais. Elle a l'air très sensible, ça pourrait être une bonne chose qu'iel puisse faire un mémo pour les quelques collègues avec qui iel fait des roulements sur ce trajet. À l'échelle d'une capitale comme Tokyo, iel ne sait pas si ce sera vraiment pris en compte et efficace, mais iel se dit que ça ne coûtera rien d'essayer.

Le bus redémarre, iel se réengage prudemment dans le traffic un peu chaotique d'un Tokyo aux règles de conduite allégées. Effectivement, c'est la période de la journée où beaucoup de lémures vont et viennent, tant pour le travail que pour profiter d'une belle sortie ensoleillée et se rendre dans des coins touristiques de la ville, compte tenu la saison. Iel comprend que toute cette effervescence soit beaucoup à supporter si la jeune femme décrit qu'effectivement, d'ordinaire, elle vise les heures creuses.

— Ça arrive, répond-iel avec compassion alors qu'elle soupire que ce n'est pas son jour. J'espère que j'ai quand même pu rendre tout ça moins difficile.

Finalement elle se présente, et à son hésitation, Carmel réagit par un petit rire sans moquerie aucune.

— Bien sûr que vous pouvez me demander ! confirme-t-iel gentiment, en essayant de lui transmettre un peu de bonne humeur. Enchanté, Zoe. Je m'appelle Carmel.

Iel ne peut pas vraiment tourner la tête pour la saluer, du moins, jusqu'à ce que les règles de circulation lui permette de marquer une pause quelques instants. C'est alors qu'iel s'autorise à la regarder à nouveau, et qu'iel demande :

— Je vois que vous faites des gestes, vous signez, c'est ça ? Êtes-vous malentendante ? Oh, pardon, c'est peut-être personnel. C'est juste que moi je peux vous observer sans vous faire face, mais ce n'est sûrement pas pratique pour vous si jamais vous avez besoin de voir mes lèvres.

Iel explique cela, tout en désignant d'un geste du doigt un miroir bombé présent dans sa cabine qui lui sert à surveiller l'allée du bus sans avoir à tourner la tête.

— Je ne discute pas beaucoup quand je conduis et forcément je regarde la route, mais je garde toujours une oreille disponible et je cause davantage aux feux rouges si vous avez besoin, sourit-iel, en indiquant justement par la suite celui auquel iel vient de s'arrêter.