Félicitations, tu commences- oh wait

Tu écoutes la jeune femme qui désormais se dénigre peut-être un peu trop à ton goût. Tu y es allé si fort que ça ? Ou bien est-ce juste normal qu'elle ne se sente pas fiable, si son transfert dans le monde des morts est vraiment récent. Pour beaucoup c'est un choc qui remet tout en cause, jusqu'à leur identité parfois.

Tu peux comprendre sa situation. Même si ton propre cas remonte à loin. Si loin.

— Bien ! Alors disons que je vais commencer par te confier principalement la caisse, déclares-tu sans t'accorder le loisir de phaser. Il suffit de savoir compter et de se faire obéir d'une machine parfois capricieuse, ça ira pour toi si je te montre ? Ne te préoccupe pas de "tout" savoir, ça viendra progressivement.

Tu fais un geste vague en direction du fourbi qui occupe le dessous du comptoir.

— Y a un manuel quelque part qui répertorie les potions les plus courantes, avec un descriptif rapide des effets et des précautions éventuelles à prendre... En général c'est suffisant pour débuter, mais si t'as affaire à quelqu'un qui a des questions plus pointues, mieux vaut m'appeler. Sauf si je te dis de t'adresser à un ou une de mes apprenti.e.s.

Quand tu en auras à nouveau des suffisamment compétent.e.s sous la main, puisque pour le moment, toustes sont en train de passer leurs examens et envisagent ensuite de partir tracer leur propre route.

— D'ailleurs je devrais te faire faire un vrai tour des lieux, je suppose ! Tu sais déjà où sont les toilettes, mais pas le reste. Et si t'as des questions en cours de visite, pose-les.

Tu ne fais pour le moment que quelque pas dans la pièce actuelle.

— Commençons par le commencement : la boutique elle-même. C'est l'habitat de mon chat Fängerin et de deux corbeaux, Jacob et Wilhelm. Occasionnellement c'est squatté par de la clientèle, plaisantes-tu. Les rayons euh... C'est pas moi qui m'en occupe, je suis pas très branché "rangement". J'ai quelqu'un d'autre qui sait très bien faire l'inventaire et le facing, si ça s'appelle bien comme ça. Tu pourras lui demander comment c'est organisé.

Tu te diriges ensuite vers la tenture qui cache le couloir de l'arrière du magasin, en lui signifiant de te suivre d'un mouvement de main.

Bon, il y a déjà une porte que tu ne lui montreras pas : celle des toilettes, bien sûr. C'est naturellement un autre panneau de bois que tu pousses, sur une pièce qui représente le vrai cœur de l'établissement. Si ici, ça s'arrête, tout le reste meurt.

— Voici l'atelier de nécromancie. En théorie, cet endroit te concerne pas. Mais c'est quand même bien de savoir où c'est, si jamais tu me cherches, ou si tu cherches mes élèves.

Des établis avec des casiers de rangement, contre les murs protégés par quelques plaques métalliques, un sol lisse en carrelage couleur terre, quelques petites grilles qui doivent servir à évacuer des liquides en passant une raclette, un système de ventilation, des câbles et des prises électriques, de la tuyauterie pour alimenter des becs bunsen, des plaques de cuisson, des alambics, des armoires frigorifiques, des armoires "normales", des étagères de plantes et de roches diverses, un aquarium, un vivarium, quelques cages à souris, des bottes d'herbes séchées au plafond, des piles de chaudrons de tailles différentes près d'un irori actuellement éteint et recouvert d'une grille en fer noirci, un gros panier rempli de morceaux de bois, des fioles vides, des fioles pleines, des microscopes, des rouleaux de parchemins jaunies, des livres à la couverture encore neuves, ouverts comme fermés, un tableau constellé de formules occultes et tout juste décoré d'un dessin enfantin de canard dans un coin, pour une raison tout aussi obscure... C'est à peine si l'on remarque la fenêtre, pourtant seul apport de lumière un peu terne en raison de la difficulté qu'a le soleil à parvenir dans l'impasse. Des néons crus permettent l'éclairage la nuit, mais la présente d'une lampe à huile sur une des tables de travail est à noter.

La pièce pourrait être perçue comme grande, peut-être plus que la salle de vente elle-même, mais la quantité d'ustensiles et de meubles est vraiment écrasante. On dirait un mélange de laboratoire de chimie en raison de la présence de matériel de science moderne, d'atelier d'herboriste pour tout le côté naturel et ancien d'autres outils, et d'antre de sorcellerie par l'ambiance mystique, dérangeante du lieu. Toutes les époques s'y mélangent et provoquent fascination comme malaise. Clairement, c'est un endroit où il est très difficile de s'y retrouver sans s'y connaître et sans y avoir pris des habitudes.

— Mot d'ordre : ici tu ne touches absolument à rien, déclares-tu avec une intonation sensiblement plus grave, de même que ton expression. Sauf si je t'y invite.

Tes traits se relaxent à nouveau, tandis que tu demandes soudainement, comme si ça venait de te frapper l'esprit :

— Qu'est-ce que tu es d'ailleurs, comme type de fantôme ?

Tu ne sais même plus si elle l'avait mentionné sur son proto-CV ou pas. Rien d'obligatoire, en même temps, pour un poste comme celui que tu demandes. C'est parfois même une question mal prise en embauche, quelques personnes font l'amalgame avec le fait de demander les origines. Il y a peut-être – sûrement – des cas de discrimination à l'embauche sur cette base pour créer ce genre de réaction. Pour ta part, c'est juste que tu as des consignes de sécurité additionnelles en fonction des espèces.

Normal, qu'elle te dit, l'autre.

— Ha ! Elle est bien bonne, celle-là ! Enfin bref. Oui, en gros, "tout le monde" commence par là en effet, confirmes-tu dans un premier temps ; or le fait que tu mimes les guillemets avec tes doigts annonce l'évocation d'une exception. Hormis les vampires, fallait qu'iels fassent différemment, celleux-là. Toujours est-il que je te conseillerais quand même de profiter de ta normalité tant qu'elle dure, mh ?

Tu la considères personnellement plus proche de la bombe à retardement que de la normalité. Les lémures ont le potentiel de devenir quasiment n'importe quoi : y compris des problèmes.

Rétrospectivement, tu aurais préféré, pour ta part, ne jamais savoir faire tout ça. Mais la concernant, elle doit vraiment être bien trop jeune pour envisager que tout changement n'est pas bon à prendre, surtout quand on ne peut pas revenir dessus. Tu en tires juste le meilleur parti puisque de toute façon, ça s'est imposé à toi.

Son enthousiasme, néanmoins... a le don de te rappeler pourquoi tu supportes ta condition et comment tu en es venu à aimer ton métier. La soif d'apprendre est un puissant moteur, pour preuve qu'il parvient encore à ébranler ta carcasse après des centaines d'années.

— Qu'on soit clair, histoire que tu ne répandes pas des rumeurs bizarres : ici, les tests se font sur des plantes, parviens-tu enfin à lui répondre en profitant d'une pause dans son monologue – peut-être avait-elle besoin de respirer ? Et parfois lors des dernières phases, sur des zombies ou des vampires consentants.

Plus ou moins. En tout cas officiellement, Xamanek dirige vers toi des volontaires.

— Même si le mieux en tant que nécromancien qui a fait de la potionologie son métier principal, ça reste de tester sur moi-même. Quelle meilleure démonstration de fiabilité que de prouver que je n'ai pas à craindre mes propres produits, mh ? affirmes-tu avec un orgueil non dissimulé. Après, je dois reconnaître que ma notion du danger est toute relative. Ou très aléatoire. Faut pas croire que parce que j'ai tenu jusqu'ici en restant entier, c'est que ce n'est pas si compliqué que ça. La vérité c'est surtout que je m'avère particulièrement doué dans ce que j'entreprends.

Ajoutons à cela un sacré facteur de chance. Parce que des anecdotes foireuses, tu en as plein les tiroirs, et certaines ont marqué des murs aux quatre coin du monde de traces d'explosions camouflées sous des couches de peinture fraîche ou derrière des meubles déplacés.

— En tout il me semble que je fabrique des potions depuis trois ou quatre... ou cinq siècles, quelque chose comme ça, poursuis-tu, non sans compter sur tes doigts pour être sûr que tu ne t'égares pas entre les époques. Mais l'art de la nécromancie est bien plus vieux que moi. J'ai d'ailleurs commencé avec une mentore qui tenait cette boutique auparavant. Et elle a effectivement laissé des grimoires qui devraient franchement n'être consultés qu'avec des gants et sous une lumière spéciale.

Certains de ceux que tu as toi-même rédigé à tes débuts commencent aussi, d'ailleurs, à tomber en morceaux. Il faudrait vraiment que tu te motives un jour à numériser tout ça. Ou bien pourrais-tu rechercher un collègue avec un pouvoir de duplication, ou de recopie, qui sait. Avec une annonce sur internet, tout est possible désormais.

— Enfin bref. Pour rappel, ne touche à rien. Et va pas croire que tu peux essayer des trucs. J'ai déjà eu l'expérience d'une lémure qui a traîné ici et crois-moi il n'en a rien résulté de bon. Donc t'as rien à faire ici sans invitation.

Mais elle découvrira bien assez tôt que ce n'est pas si difficile d'être invité·e, surtout en montrant de l'intérêt comme elle vient de le faire. Du moment qu'elle parvient à garder ses mains dans ses poches...

— Par contre il y a un autre endroit où tu vas pouvoir passer impunément le plus clair de ton temps si tu te montres à la hauteur, susurres-tu avec un clin d'oeil, en lui faisant signe de te suivre à nouveau, jusqu'à une porte déjà entrouverte, mais pas suffisamment pour montrer ce qui se cache derrière. Voici ton fief.

La salle de pause. Un porte-manteau, une table, un manga qui y traîne, quelques chaises, un plan de travail avec kitchenette intégrée, un frigo, la sacro-sainte bouilloire pour faire son thé ou son café, des placards, une multiprise et ton e-cigarette qui a fini de charger depuis plus de deux heures. Circulez, y a rien à voir.

Elle veut quoi ?

Hahahahahahaha.

— Non, as-tu lâché automatiquement à son affirmation saugrenue sur le fait de devenir un cobaye.

La réponse a été si instantanée, si naturelle, si évidente, qu'elle ne t'as même pas déstabilisée pour achever ton petit discours sur le labo. En revanche, elle a très certainement été un élément décisif dans ta décision de passer à autre chose avec l'introduction de la salle de pause. Histoire de bien resituer où se trouve son territoire. Tes limites.

Et tu n'es pas idiot au point de penser que ça a de l'attrait pour elle. Tu es en train de cerner le personnage avec une facilité déconcertante. Il faut dire que la jeune femme est... spontanée. Même quand elle semble essayer de contenir ce qu'elle pense, tout se lit d'une manière criante dans son attitude. C'est tellement un profil à qui tu devrais répondre "non", encore une fois. Non, bien sûr que non, il ne faut pas qu'elle soit prise. C'est un danger en devenir. Cependant, tu as un rictus à son audace. Et à la place, tu lèves un index pour la tempérer seulement. Pas pour lui indiquer la sortie.

— À l'essai, précises-tu. Je me rends mieux compte des capacités d'une personne en la voyant à l'action, tu auras remarqué plus tôt.

C'est possiblement parce qu'elle semble écervelée que tu lui accordes cette fleur. Tu as l'impression d'avoir affaire à un papillon prêt à se taper contre l'abat-jour jusqu'à finir carbonisé. Et à ta place, tu sais que beaucoup, beaucoup en profiteraient. Que même toi, dans le contexte d'expérimentations différentes, tu pourrais en profiter. Ça t'inquiète un peu, dans le fond. Tellement au fond que tu arrives à te convaincre tout seul que tu t'ennuies juste, et que tu veux voir si tu arrives à lui mettre du plomb dans la tête.

— Donc comme je le disais, tu vas commencer par gérer la caisse, les après-midis. Ça te permettra de comprendre ce que tu vends, et de comprendre à quel genre de personnes tu vends, reprends-tu. On verra ce que tu auras appris dans une semaine. C'est bon pour toi ?

Tu dis ça sans savoir que lundi prochain, quand elle pointera pour son premier jour, ce sera pour être poliment invitée à retourner chez elle par une Tomoe qui ne peut décemment pas la laisser franchir le perron de la boutique. Pas alors que tu es en train d'y agoniser. Victime d'un mal qui ne dure définitivement pas que quelques minutes.