Un pas vers le brouillard
Après dix ans dans le monde des morts, Milo avait vieillis. Pas physiquement bien sûr, a part en se noyant dans les potions de vieillissement, mais psychiquement. Il n’attaquait plus à vue lorsqu’il était contrarié, n’avait plus peur du noir et ne sursautait plus au moindre pas un peu lourd, un peu traînant sur un parquet grinçant. Mais s’il avait vieillis, il n’avait oublié ni la colère, ni la douleur. Chaque fois qu’il se voyait torse-nu dans un miroir, les sept cicatrices qui dénaturaient son torse lui rappelaient l’éclat, celui du métal plongeant dans sa chair d’abord, celui dans les yeux de son géniteur ensuite.
En dix ans, il avait cherché sa mère, et ses sœurs ; mais pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, elles n’étaient jamais arrivées dans le monde des morts. Comment pouvaient-elles avoir eu une vie heureuse ? Il avait été là, lui, il avait vu tout les sévices. Mais non ; il était bel et bien le seul Cassarotti dans le Tokyo des morts. Même Cesare, l’infâme, n’y avait pas mit les pieds.
Mais pour lui, l’explication était simple. Il n’était pas mort, pas encore. A quinze ans, après une énième fugue et avoir été ramené chez lui par des Mangemorts vindicatifs, il avait voulu avoir des réponses. Qu’était-il advenu de son géniteur ? La réponse avait transformé l’adolescent en colère en adulte plein de rancœur. Qu’était-il advenu de Cesare Cassarotti ? Rien. Rien du tout. La justice italienne ne l’avait jamais arrêté, et en un mois, la sordide affaire avait été oubliée, comme tout les autres faits divers du même genre. Fais divers. Il détestait cette expression du plus profond de son âme. Qu’y avait-il de divers dans le meurtre d’une famille entière ? Dans le viol d’une adolescente, dans la mort d’un clochard à cause d’un hiver trop rude ? Ces rubriques, pensait Milo, était la preuve que l’humain était un monstre avec une soif sans fin pour le sordide.
Les années passant, il était venu, une fois par mois à la même date, consulter les archives. Avec un peu de chance, son géniteur s’était tiré une balle et avait atterri ici. Il avait bien trouvé une femme-pieuvre, endormie dans un coin, mais pas de trace de sa cible. Car cible, s’en était une. Un fantôme ne pouvait pas mourir dans le monde des morts ?
Tant mieux. Sa souffrance n’en serait que plus longue. Parfois, la nuit, Milo restait éveillé et imaginait tout les sévices qu’il lui ferait subir. Ces nuits là étaient les plus longues, et les pires. Damian venait parfois s’asseoir à ses côtés – il leur roulait un joins de l’herbe qui poussait dans son placard, et il écoutait parfois les plans précis, sans jamais juger, sans jamais l’en dissuader. Au matin, Milo se sentait vidé, et il prenait le chemin des rues sombres pour calmer sa colère.
Parfois, il n’y pensait pas pendant des mois, et d’autres, il s’obsédait des jours. Ces périodes là étaient difficiles, douloureuses même. Depuis une semaine, il n’en dormait plus. C’était Damian, un après-midi où ils regardaient une série sans intérêt pour s’occuper l’esprit, qui avait eu l’idée.
— Il y a toujours les vampires, tu sais, avait-il dit en voyant l’un de ceux de fiction mordre un pauvre humain terrifié a l’écran.
— Quoi les vampires ?
— Ils peuvent le tuer. Ton père. Le mordre et te le ramener. Je crois que ça coûte une couille mais…
L’idée ne l’avait plus quitté. Il avait beaucoup économisé, vendu des centaines de potions pour cheveux, volé beaucoup, raquetté un peu, et maintenant il avait une grosse, grosse somme d’argent dans un sac, et il se trouvait devant une porte.
Un appartement comme le siens, perdu dans les couloirs de l’agence. « Grimm » dissavit la pancarte. Assez loin dans les ruelles sombres, on lui avait parlé d’une vampire. Une vieille vampire, bizarre, meurtrière. Qui accepterais sûrement de chercher et mordre un salaud contre un gros sac d’oseille.
Milo tira sur sa cigarette, à peine nerveux. C’était le pas à franchir pour une nouvelle vie. Une fois Cesare mort, une fois entre ses mains, sa colère s’apaiserait sûrement. Et sinon, eh bien… Il aviserait. Mais le voir souffrir aurait très certainement l’effet attendu.
Il souffla sa fumée, et toqua à la porte.