L’insupportable gamine a l’air de comprendre qui commande, qui est sur le devant de la scène, qui est en tous points supérieure aux autres et si parfaite que s’en est presque inné chez elle. Vous ne voyez pas ? Je parle bien évidemment de moi. Je suis persuadée qu’elle aussi, l’a compris, à force de contempler ma superbe personne. Faut dire qu’elle n’a pas grand-chose pour elle, la gosse : ses manches et bottes doivent cacher des choses immondes, sans parler de ses airs d’asiatique blonde : il n’y a que les chimères pour avoir un ADN aussi random.
Soutenant son regard de vipère, je me demande ce qu’elle prépare. Son air fourbe n’est pas uniquement dû à ses airs de reptile, mais tout simplement à son attitude générale : elle se dandine et se déplace avec une fourberie qui semble suinter par tous les pores de sa peau. Une saleté de gamine, si vous voulez mon avis. Je n’ai pas la fibre maternelle et je ne compte pas l’avoir, mais celle-ci avait l’air de nécessiter une bonne rééducation.
En tous cas, elle a l’air de bien s’amuser, la vipère, parce qu’elle me tournicote autour inlassablement. J’imagine que c’est pour mieux m’observer sous toutes mes coutures, moi qui suis parfaite. J’affiche un grand sourire, loin de vouloir paraître sympathique cela-dit, et suit du regard ses mouvements. En constatant qu’elle joue dans la boue, je commence à me demander si elle a bien une maison, un foyer ou quoi que ce soit, parce que comme hobby, on a déjà vu mieux ; peut-être est-elle simplement plouc par nature. Je ne sais pas. Ses paroles témoignent d’un âge plus avancé que celui affiché par son corps, en plus, et contraste totalement avec ses gestes et ses mimiques.
Peut-être a-t-elle effectivement besoin que quelqu’un lui tape sur les doigts, comme tous ces enfants qui grandissent avec des parents qui leur mâchent tout avant de leur donner à manger. Je l’imagine sans mal petite princesse de bonne famille.
Il se peut aussi qu’elle soit en train de ruminer sur son sort, implorant je ne sais quel dieu de lui accorder ma grâce et ma perfection, dans un acte d’admiration frôlant la piété. J’en frissonne rien qu’à imaginer ses pensées. « Pandora-sama » doit-elle se répéter en son for intérieur, inspirée par mes paroles aussi sages que belles. Que voulez-vous, lorsque l’on a aucun défaut, il est normal d’inspirer les autres. Je suis le MESSIE de la perfection post-mortem. Personne ne m’arrive à la cheville. Ce sont certainement ses espoirs et sa fierté qu’elle piétine doucement dans la boue, faisant le deuil de ce qu’elle est pour reconnaître mon incontestable supériorité.
Lorsqu’elle reprend la parole, je ne dépars pas de mon petit sourire méprisant.
— Tout à fait, j’opine de la tête, j’étais célèbre et je ne crois pas que les « étoiles montante » datent du passé, non, même si je suis effectivement issue du XXe siècle. Tu dois simplement manquer de culture et d’éducation, je lance en gloussant. Il y a juste des choses qui sont compliquées à obtenir, rien de plus, rien de moins, avec un petit peu d’ambition et de savoir vivre, tu devrais pouvoir accomplir quelque chose, toi aussi, même si j’imagine qu’à ton âge la seule chose que tu fais c’est voler des bonbons et rentrer mettre de la bouillasse partout sur le sol de ta maison.
Une fois qu’elle a terminé de faire mumuse avec la gadoue, sa langue de vipère s’active à nouveau, m’arrachant un soupir las : que croit-elle, à la fin ? Que je vais m’effondrer en larmes au sol ? Je n’ai plus pleurer depuis le jour le plus traumatisant de ma vie, et je ne suis pas prête de recommencer.
— C’est ça, du succès à la pelle, j’étais sous le feu des projecteurs et sur les scènes internationales. Sauf en Asie, faut dire que je n’ai jamais beaucoup entendu parler de vous.
Je marque une pause et mon regard, planté dans le sien, se fait plus dur.
— Sauf pendant la guerre. Là, t’en fais pas, vous étiez en une des journaux, dans le genre célèbres.
D’un geste de la main je fends l’air, comme pour éloigner ces pensées négatives.
— Mais revenons à moi : merci mais je n’ai pas besoin de tes félicitations, même si c’est bien que tu le reconnaisses ; effectivement j’étais une étoile montante, mais ma carrière n’a pas été interrompue par un échec, mais par ma mort. Tu devrais te renseigner je dois bien avoir une page Wiki à mon nom, j’ajoute avec un sourire.
Mais elle se présente ensuite sous le nom de Chisako Shinoda. Encore un nom compliqué dont je ne retiendrais qu’une partie : elle sera donc Chi… chie ? Chier ? Chieuse ? Chiesu-san ? Non, trop compliqué, « la gosse » suffirait amplement.
J’agite une main devant moi pour lui faire comprendre que je n’ai aucune idée de ce dont elle me parle. « Les Shinoda », un groupe de k-pop, peut-être ? N’étant pas une experte en abomination chorégraphiée, je suis bien incapable de le dire, alors je formule mon interrogation tout haut :
— Non, je ne connais pas, c’est un groupe de musique ? En tous cas si je suis ignorante, il te manque clairement une case, ma p’tite, je susurre avec un sourire mauvais.
Sourire qui ne tarde pas à s’effacer lorsque l’autre vipère essuie ses chaussures pleines de boue sur mon sac. Regardant aux alentours, je vérifie qu’il n’y ait pas de témoin, parce que je m’apprête à lui offrir l’agonie, à défaut de la mort. Une lueur mauvaise dans le regard, je m’approche rapidement et saisit mon sac. L’air de rien et dans le plus grand des silences j’essuie le désastre puéril avec un mouvoir.
Je me redresse en soupirant, après l’avoir écoutée jacasser encore un moment :
— Tu as vraiment l’âge mental d’une gamine de quatre ans, moi qui te croyais plus vieille, je me demande si tu n’es pas un gros bébé mort-né vu ta maturité.
M’approchant les mains dans les poches, je lui assène mon coup avec la vivacité d’une couleuvre et la souplesse d’une danseuse étoile, le tout avec un élan calculé et une grâce divine. Un sourire sadique illumine maintenant mon visage violet : en plein dans le mille, elle en a plein le visage, la gosse.
— Tu crois vraiment que les propos d’une gamine comme toi vont m’atteindre ? Tu ne sais rien de la vie, il y a de grandes chances pour que tu aies plus de souvenirs de ta mort que du début de ton existence en tant que mortelle. Tu n’es qu’une pauvre enfant qui veut jouer aux grandes, retourne dans ta cours de récrée et ne me traine pas dans les pattes, tu veux ?
A ces mots je récupère mon sac, encore sal, et me détourne de l’enfant pour m’en aller, la plantant là sans aucun remord. Une bonne grosse dose de désintérêt lui fera du bien, à celle-là.
Oui, c'est moi qui dit ça.