Appel de courtoisie - [Barthélémy & Astard]

Oh, les chansons qu'il chantait, le divin et victorieux pirate. L'on avait voulu le voler, lui tirer ce qu'il avait de plus précieux, MAIS QUE NENNI. Même les journaux chantaient ses louanges: "Musée de l'histoire de la marine baroque cambriolé" en titre, et "l'auteur aurait laissé pour seule signature 'DTC ABC', un code encore incompris par les forces de l'ordre" quelque part dans le texte.

Il se tenait assis sur sa plus chérie possession, Betty, jouant milles sérénades au clair de lune, le violon et la mélodie du vent pour célebrer la reprise juste et digne de ce qui est sien. L'autre Boolicier avait voulu défier un pirate, il avait perdu! À jouer au plus con avec Astard, on affronte quand même un adversaire de taille.

Bon, ce qui cassait certes l'image inquestionnable de son triomphe, c'était qu'il se cachait dans une caverne rocheuse de la côté japonaise, avec toute une réserve de peintures et sculptures dérobées au passage dans sa quête de justice. Oh, ne croyez pas qu'il comptait les vendre, il les prenait simplement en otage le temps de négocier.

Parce qu'il savait qu'il n'allait pas se tirer de ce bourbier si simplement.

Et justement, son téléphone résonnait en proférant une mélodie coupant la sienne, quoique c'était également un ancien chant marin. Il n'avait même pas besoin de regarder qui l'appelait, car il le savait pertinemment. Avant même de laisser son ami et némésis en placer une, il beuglait avec une hilarité joyeuse presque enfantine:

"ALORS MA POULE?! T'as vu les nouvelles? Ou t'appelles pour prendre des miennes? Parce que franchement, moi, j'me porte bien, tu l'crois ça? Betty aussi, d'ailleurs, elle te passe pas le bonjour parce qu'elle boude, tu comprends..."

Quitte à vaincre, autant se moquer de l'adversaire en prime. Ne vous méprenez pas, Astard adorait Barthélémy de manière générale, mais certains écarts devaient être punis gentiment.

Contrairement à toute attente, Barthélémy était d’un calme olympien. Le musée ne s’expliquait pas, les preuves étaient non concluantes, les caméras inexistantes. L’agent Renart arrachait ses cheveux roux face à l’incompréhension du mystère et désirait, à cet instant même, retourner simplement à la gestion de la circulation.

Le capitaine Croûton rêvait, quant à lui, de son bureau et de sa paperasse. Habituellement, il n’était pas présent sur le terrain, mais un détail, une preuve (une des seules, d’ailleurs), l’avait forcé à sortir des jugements, des amendes et des papiers à signer. Un tague, sur un mur à présent vide : “DTC ABC”. Malheureusement, ce tague était l’une des preuves formelles, à son avis, qu’il connaissait personnellement le brigand qui avait commis ce délit.

— “Agent Renart. Vous veillerez à rassembler toutes les preuves. J’ai une réunion très importante qui m’attends” avait déclaré le boolicier en chef. “Profitez-en pour évacuer la presse, je vous prie.”
— “Mais, je-”

Le roux n’eut pas le temps de protester que Barthélémy s’en était déjà allé vers son bureau.


Pendant quelques instants, le combiné sonnait dans le vide. Le moustachu, téléphone à son oreille, entendait le bip, bip, bip. Un soupir s’échappa des lèvres du colosse. Une fatigue s’était installée dans le militaire au cours de ces derniers jours. Une fatigue qui s’appelait “Astard Wealdborn”.

Enfin, on décrocha. un “Alors ma poule”, hurlé à son oreille, avant même d’avoir eu le temps de parler. Oui, il avait vu les nouvelles. Oui, il venait en prendre. Et oui, il se doutait bien que “Betty” était aux côté du pirate.

— “Monsieur Wealdborn,” commença-t-il, “Vous-”

Et puis non, il était fatigué de ces bêtisses.

— “Ramène tout de suite les objets volés au musée, et tu n’auras pas de sanction.”

En tout cas, quasiment aucune, légalement parlant.

Ah, mais c'est que la proposition était alléchante, qu'on ne s'y trompe pas! Il pouvait simplement rendre tout son butin, prétendre que rien ne s'était passé et s'en tirer à très bon compte en plus d'avoir vécu une splendide aventure. Seulement voilà, le cap'n était particulèrement taquin en l'occurence, et comptait le faire savoir. L'irrespect était tel qu'il gobait la moitié d'une orange tout en parlant, le bruit désagréable accompagnant ses paroles.

"Non mais c'est pas mal, ça, c'que tu m'dis. Si je ramène les millions d'ossements potentiels que j'me suis cassé le dos à trimballer et Betty, je serais pas privé de dessert cette semaine? Non mais j'essaie de comprendre, hein."

Seigneur qu'il était insupportable, mais quelque part il pouvait se le permettre, et c'était bien le pire. Le monde était sous tous aspects injuste et cruel, lui en jouissait pleinement sans la moindre crainte.

Bon, au delà de la méchanceté gratuite se cachait un réel projet, aussi chaotique en soit l'organisation. Croyez bien que même dans l'inconscience du nécromancien, se terrait un minimum fort bien dissimulé de raison.

"Bon, les bibelots et trucs, j'peux les rendre sans pleurer, j'pensais même les jeter à la flotte pendant un temps parce qu'ils puent. Ça volontiers. Par contre, Betty reste avec moi et c'est pas négociable. Pis j'aime bien aussi le tromblon là, ils l'ont chopé sur un bateau espagnol ou je m'y connais pas." Disait-il distraitement, jouant avec l'arme en même temps, s'improvisant chasseur de mouettes imaginaires en imitant même le bruit du canon à la bouche. "Si je le garde une petite semaine, ça ira? J'tenterai de pas le perdre."

Bon, derrière le verbe tenter se cachait tout un monde d'incertitudes, bien sûr, mais c'était franchement le meilleur qu'on pouvait tirer de notre héros.

Il était hors de question qu’Astard garde ce tromblon.

— “Il est hors de question que tu gardes ce tromblon.”

Après tout, il avait une grande valeur historique, il est hors de question de lui laisser une chance de l’abîmer !

— “Il a une grande valeur historique, il est hors de question de te laisser une chance de l’abîmer !”

Est-ce qu’il va répéter tout ce que le narrateur dit ?

— “Tu es toujours comme ça, tu refuses de réfléchir. Tu agis dès la première offense au lieu d’en discuter comme un adulte. Non, toi, tu préfères agir comme un enfant et faire la première qui te vient à l’esprit pour le simple plaisir d’énerver les autres. Pour une fois dans ton existence, réfléchis et fait ce qu’il faut.”

Une envie violente de raccrocher le téléphone. Barthélémy commençait à arriver au bout. Au bout de sa patience, au bout de son amitié pour Astard, simplement au bout. Mais Astard, il avait beau être casse-pieds comme pas possible, il n’était pas foncièrement méchant. C’était simplement un homme, qui faisait ce qu’il pouvait, qui avait fait ce qu’il avait pu, qui vivait maintenant avec des habitudes d’une époque révolue. C’était dur de lâcher prise, Barthélémy le savait que trop bien. Il soupira, ses doigts posés sur les yeux, en train de réfléchir un instant.

— “Portugais.” Lâcha-t-il. “Le tromblon vient d’un navire portugais.”

Le boolicier observa les quelques photos qui parsemait son bureau : sa fille, son ex-femme avec sa nouvelle famille, une photo du roi Joshua avec sa “maman” Miu et son “frère” Adrien, et enfin, une photo d’Astard et Barthélémy, à la pêche. Barthélémy avait détesté la pêche. Mais c’était Astard qui avait insisté, qui avait commencé à le faire sortir de l’appartement, qui l’avait aidé à se reprendre en main. Le moustachu ne l’avait jamais remercié pour ça. Il prit le cadre en main, la regardant toujours.

— “Écoute, Wealdborn. Rends les objets volés, tu t’en tireras avec une tape sur les doigts et réparation des dégâts causé au musée. Et pour… Betty…” Le nécromancien ferma les yeux. “On en discutera plus tard.”

Peut-être qu’il était temps de lui dire merci.

De l'autre côté du fil, Astard ne pouvait d'aucune manière s'expliquer le changement soudain de comportement de son antagoniste. Certes, la lassitude et la fatigue immense demeuraient de réels suspects, mais il était bien placé pour savoir que Barthélémy pouvait les affronter sans flancher. Non quelque chose venait de passer, manifestement.

Presque dégoûté, il posait le tromblon, se tapotant les mains comme pour les purifier d'avoir touché tel immondice. Piller des espagnols c'est une chose, des portugais une autre. Ne cherchez pas à comprendre, c'est un truc de pirate. Il y avait plus important à discuter que la nature du fusil, même le pirate pouvait le comprendre. Il prenait soudain un ton sérieux, plus profond, toujours un peu joueur, mais fade.

"J'vais te dire, Croûton. Penser ça a jamait été mon fort, alors je laisse ça aux autres d'habitude. Et j'vois que les autres tirent la gueule et chialent deux fois par semaines. Quand moi je pense, je m'énerve moi-même. J'ai pas envie de réfléchir. J'aime pas ça et c'est pas ma nature. Et regarde, c'est qui le plus heureux, de nous deux?"

Comme pour prouver l'absurdité qui entourait toute son existence, le boucanier tirait sans raison apparente une bille de plomb vers l'océan, puis rangeant le pistolet à sa ceinture. En réalité, il se sentait presque coupable d'avoir nargué le boolicier, croyait avoir dépassé les bornes et l'avoir blessé ou usé.

"Toi aussi t'y gagnerais beaucoup, à juste en avoir rien à foutre. Lâcher tout et faire tout ce que tu veux rien qu'une journée, dire merde aux gens chiants et pas te prendre la tête."

Plus qu'un conseil, c'était une proposition, peut-être.

Oui. Peut-être qu'il y gagnerait à lâcher prise. Peut-être que ce serait mieux pour lui, pour tous les autres, pour n'importe qui. Mais Barthélémy, il avait un devoir à accomplir. Le devoir. Presque la dernière chose qui lui restait. Presque tout ce qui le définissait.
Et il était de question qui abandonne ça.

-- "Tu as raison. Penser n'a jamais été ton fort." un mal de tête pointait déjà. Peut-être qu'un seul jour... "Mais tu as raison. On ne peut plus continuer comme ça."

Le colosse se leva, prêt à faire... quoi ? Il ne savait pas encore, mais il était prêt. Il regarda par la fenêtre, et voyait le bâtiment de l'Agence, qui était juste en face.

-- "Prends Betty. C'était ce que tu voulais depuis le début, non ?" ça lui faisait du mal, d'oublier son code d'honneur. De se laisser avoir par les mots mielleux du pirate. "Rends-le reste, qu'on termine cette histoire. De toute façon, tu ne m'écoutes que quand ça t'arrange..."

Le boolicier eut un petit rire, de défaite sans doute. Il avait été vaincu ; le grand pirate Astard Wealdborn avait gagné.

-- "On ne peut vraiment plus continuer à jouer à ce petit jeu, Capitaine."

Oh, le dieu de la manucure en avait marre pour sûr, mais Astard se permettait de répondre, un peu taquin:

"J'crois que c'est parce que t'es mauvais perdant, ça, moi j'pourrais faire continuer toutes nos conneries des siècles, hein."

Quelque part, le terme "nos conneries" était parfaitement malhonnête, le pirate étant bien le seul à causer du chaos dans tous les recoins où il passait. Mais bon, lui voyait ses errances comme des enfentillages, rien de jamais grave. Oui, des bijoux avaient disparus et des gens pouvaient se retrouver attachés la tête en bas à des lampadaires parfois, mais quelque part: y'a pas mort d'homme.

Reste qu'il avait sa victoire, la vraie, son canon revenu officiellement à ses côtés, il préférait apaiser Croûton quant à ses bonnes intentions.

"J'vous envoie les coordonnées GPS de ma planque quand j'ai fini de charger Betty sur mon bateau, tout est intact et j'ai rien volé. L'musée fera l'inventaire, tu verras."

Quand même, un rubis un peu sale finissait dans sa poche, mais il prétendrait l'avoir paumé en chemin.

"Bon, qu'est-ce que tu veux m'dire, au juste? J'vais pas me réformer, tu sais?"

Les données GPS. Barthélémy était de la vieille école. Il aurait préféré une adresse, qu'il aurait vérifié sur une carte en papier, avant d'y envoyer ses agents. Mais, des données GPS était largement suffisante. Dans le pire des cas, le chauve confierait les données à ses agents, et iels se débrouilleraient sans lui.
De toute façon, Barthélémy avait bien conscience qu'il n'était pas toujours utile. Rarement, même. Il avait monté les échelons, travaillé dur pour monter en grade. La structure la plus militaire qu'il ait pu trouver... et elle n'y ressemblait pas tant que ça.

Parfois, le nécromancien se disait qu'il ferait plus de bien en tant que garde du corps. Parfois, le nécromancien voulait juste tout plaquer faire sa vie à s'occuper d'ongles à plein temps. Mais, ce n'était qu'une illusion. Ça n'arrivera jamais ; le statu quo. C'était tout ce dont il était doué, au final. Barthélémy n'aimait guère le changement.
Sa vie n'était qu'un cadre, arrangé pour avoir un semblant de normalité.

Un jour, peut-être, le cadre se cassera, comme un miroir, l'illusion se dissipera.

Cependant, il fallait voir la vérité en face. L'un avec l'autre, d'une façon, Astard et Barthélémy auraient pu être des reflets distordus. L'un ayant vécu sa liberté, l'autre l'ayant cherché. Triste tragédie. Si triste que ça en devient comique. Sombres vérités, Barthélémy se perd dans ses pensées. Mais les mots doivent venir. Ils doivent être dit, sinon, aucun des deux ne pourra avancer. Non. Barthélémy ne pourra pas avancer ; Astard continuera sa vie comme toujours.

-- "On ne peut plus continuer..." Inlassable répétition. Barthélémy le sait ; il essaye de gagner du temps avec lui-même, pour ne pas dire ces mots douloureux.

Ah ! Tendres misères, que vous êtes cruelles avec son coeur, petit coeur fragile. Les yeux mouillants de l'Antigone, la voix tremblante ; uniquement pour ceux qui le connaissent bien. C'est le cas du brigand, voyou qui a partagé sa mort.
Ah ! Voilà le printemps qui s'annonce : comme un départ, un voyage sanglotant qui a du retard. Il y a bien longtemps que ç'aurait dû être fait, mais c'est ainsi, le coeur lourd que ça été ignoré. Et pourtant.

-- "C'est fini, Astard." Le nécromancien prononce enfin ces mots. "L'un de nous deux doit partir. L'un de nous doit... déménager."

C'était dit. Il ne pouvait plus. C'était devenu. Trop.

Barthélémy ne pouvait plus supporter Astard, ces actions, ses pensées. C'était devenu... trop. Il n'y avait rien qu'il pouvait dire de plus. Une douleur, partagée peut-être. Peut-être ainsi séparés, tous deux pourraient enfin évoluer. Tous deux pourraient enfin vivre.

-- "Astard, est-ce que tu comp-"

Plus rien. Plus un son. Seulement le silence.

Astard avait entendu. Pourrait-il l'accepter ? Barthélémy n'en savait rien.

Dans ce silence, le nécromancien regarda par la fenêtre. Il n'y avait plus rien qu'il pouvait faire. Les terribles mots avaient été dis. La fin d'une époque, comme on dit. Une époque qui n'aurait peut-être jamais dû être.
Une amitié qui n'aurait pas dû être.

Ah ! Vilain que tu es ; tes épines rongent la vie et les amitiés, tu es ce qui est. Mais tu es remède à bien des maux, à guérir les blessures que tu as causées. Tu es le temps.