Rp évolution2367 mots
Une sortie fort attendue
Juin 2019 - Capbreton, France
Sa tâche à Contis accomplie, Chiara n'avait plus qu'une mission avant de traverser la Porte dans le sens retour. Enfin, plutôt une promesse à honorer. Comme elle le faisait de temps en temps, elle s'était engagée à donner à une spectre récemment décédée des nouvelles de ses proches encore en vie. Elle espérait pouvoir rapporter de bonnes nouvelles. Elle n'avait qu'une très vague idée de ce qu'avait bien pu vivre Lyriana, mais elle soupçonnait que ça n'avait pas dû être plaisant et que les incidents de la soirée où elles s'étaient rencontrées n'avaient pas arrangé les choses.
Pour le trajet entre Contis et sa nouvelle destination, pas de transports en commun cette fois. Elle avait trouvé un loueur de vélos électriques, et le trajet longeant la côte était à la fois plus court et plus agréable que de passer par l'intérieur des terres. L'allée-retour lui prendrait la journée, mais elle pouvait se le permettre: elle ne repartait pour Bordeaux que le lendemain matin. Et puis, ça lui donnait presque l'impression de prendre des vacances à la campagne.
Grâce aux indications que lui avait données la chimère, l'Italienne n'eut aucun mal à trouver la maison du grand-père de Lyriana. Comme annoncé, les mots « Bella Vita » ornaient la façade du bâtiment. Histoire de ne pas inquiéter le maître des lieux (ou d'éventuels voisins curieux), elle ne s'arrêta pas directement, mais attendit de trouver un endroit où elle pourrait laisser son vélo et continuer à pied. À la voir flâner dans les rues, on aurait pu la prendre pour une des nombreux touristes qui fréquentaient la ville chaque année. Elle se rapprocha de la maison et entra dans un des nombreux commerces alentours. Tout en faisant mine d'observer les babioles prévues pour les touristes, elle surveillait sa cible du coin de l'oeil.
Bientôt, son oeil fut attiré par une affiche suspendue près du comptoir de la boutique. Y figurait une femme d'âge mur qui rappelait vaguement quelqu'un à Chiara. Elle n'avait pas les cornes de la jeune chimère, forcément, ni les yeux rouges ou les cheveux blancs, mais l'air de famille était indéniable. Et si elle avait eu le moindre doute, le nom de la femme était inscrit sous la photo: Clarisse Beauclair. Ainsi, la vampire avait un début de réponse à ses questions, et la nouvelle était tout sauf rassurante: la mère de Lyriana était portée disparue. Le gérant de la boutique s'était approché entre-temps, ayant probablement remarqué où se portait le regard de sa cliente potentielle.
« Savez-vous qui est cette dame? »
Le français était une langue que Chiara avait bien maîtrisé jadis, mais elle s'était fort rouillé depuis, et son vocabulaire avait pris un sacré coup de vieux. Enfin, pour une rapide conversation, ça devrait suffir.
« Clarisse Beauclair? C'est la fille d'Anne et Simon, ils habitent en face, dans la maison avec l'inscription italienne. Ah ils avaient pas mérité ça! Des saints, tous les deux. »
Perdre leur petite-fille et leur fille, de manière aussi rapprochée de surcroit, devait en effet être une épreuve difficile pour n'importe quels (grand-)parents. Mais une simple touriste n'était pas censée savoir ça, et la vampire opta donc pour une formulation plus générale.
« Cela doit être une épreuve de voir sa fille disparaître ainsi. »
Maintenant qu'il était lancé, le commerçant ne comptait pas s'arrêter en si bonne voie. Apparemment, elle était tombée sur la commère du village.
« Ah mais même avant elle était une épreuve, la Clarisse! Enfin, fallait pas s'étonner, hein, son mari c'tun drôle d'oiseau aussi. Pis il y a leur fille qu'est morte il y a pas longtemps. Paraît que c'était un suicide. Avec des parents pareils, pas étonnant, hein. Ah ça leur a fait un coup à Anne et Simon. C'est qu'ils aimaient leur p'tite-fille, ça se voyait quand elle venait chez eux. »
Elle qui était au départ venue aux renseignements avec un but bien précis et simple se retrouva bientôt avec une montagne d'informations plus ou moins connectées entre elles. Des faits tels que la mort de Lyriana et la disparition de sa mère se voyaient mêlées à des théories plus ou moins abracadabrantesques, allant de la vendetta corse à une sombre affaire de réseau criminel et de corruption des plus hautes sphères du pouvoir. Elle aurait un sacré tri à faire, mais au moins elle avait de la matière. Elle finit par acheter une babiole et à prendre congé du commerçant bavard. Bien lui en prit: à peine avait-elle franchi la porte de la boutique, qu'un homme d'un certain âge sortit de la maison qu'elle surveillait. Simon Beauclair, sans doute. Tant mieux: avec un peu de chance elle pourrait commencer à réduire les pistes. Et vérifier comment lui allait, au passage.
« Monsieur Beauclair? Auriez-vous un moment à m'accorder? »
Difficile à dire si c'était l'âge ou le chagrin qui accablait le plus l'homme face à elle. Il se tenait droit, mais il avait les traits tirés et les yeux cernés de quelqu'un que le sommeil fuit depuis longtemps.
« Bien sûr, comment puis-je vous aider? »
Aimable et serviable, malgré le poids qui pesait sur ses épaules.
« À vrai dire, c'est moi qui aimerais vous aider si c'est en mon pouvoir. J'ai vu l'avis de recherche pour votre fille et il se trouve que je fais partie d'une organisation d'aide aux proches de personnes disparues. Nous n'avons pas les moyens des institutions nationales et internationales, mais nous tentons de contribuer aux recherches à notre échelle. Auriez-vous le temps de m'éclairer à propos des circonstances de la disparition de votre fille? »
Sur le visage fatigué de son interlocteur, une brève lueur d'espoir apparut.
« Evidemment! On a déjà fait appel aux institutions officielles, vous savez. Et personne n'a l'air de faire quoi que ce soit. Entrez donc. »
Elle s'en voulait presque de lui donner un espoir probablement vain. Après tout, ce n'était pas en quelques jours par mois qu'elle résoudrait cette affaire. Enfin, on ne savait jamais. Elle croyait aux miracles, après tout. Elle entra dans la maison et fut guidée vers un salon déjà occupé par une femme, qui devait être Anne Beauclair. L'air aussi épuisée que son mari, elle était assise au bord d'un antique canapé, comme pour rester le plus proche possible du téléphone posé sur la table à côté.
« Je vous présente ma femme, Anne Beauclair. Anne, voici... »
C'est à ce moment-là qu'il parût réaliser que la personne qu'il venait de faire entrer chez lui ne s'était pas encore présentée. Chiara compléta donc sa phrase en déclinant le nom qu'elle avait adopté pour cette sortie:
« Cecilia Fiore. Enchantée, Madame Beauclair, bien que j'eus préféré vous rencontrer dans des circonstances différentes. »
Le sourire de son hôtesse n'atteint pas ses yeux fatigués, mais elle se montra néanmoins accueillante.
« Donc vous êtes au courant pour Clarisse? »
Chiara hocha la tête en s'asseyant dans le fauteuil qu'on lui avait désigné.
« J'ai vu les affiches dans le village. Je fais partie d'une organisation d'aide aux personnes disparues et un de nos buts est d'aider les recherches, à notre échelle. Pourriez-vous m'en dire plus au sujet des circonstances de la disparition de votre fille? »
Ses deux interlocuteurs échangèrent un bref regard, et c'est l'homme qui prit la parole pour répondre à sa question:
« Elle devait nous rendre visite il y a quatre mois. Son mari est... enfin, ce n'est pas un personnage recommandable. Elle a bien atterri à Biarritz, comme prévu, mais depuis... plus de nouvelles. Nous avons essayé de l'appeler, nous avons signalé sa disparition aux autorités françaises et américaines, puisque c'est là-bas qu'elle vit, mais aucun retour de leur part. Un voisin a aussi lancé un avis de recherche sur les réseaux sociaux, mais rien de ce côté-là non plus. C'est à croire que l'enquête piétine, pour peu qu'il y en ait même une! »
Son agitation avait augmenté au fur et à mesure de ses explications, pour atteindre un ton entre la colère et le désespoir dans sa dernière exclamation. Sa femme n'ajouta rien, mais se contenta de lui serrer brièvement la main pour lui transmettre un message connu d'eux seuls.
« Je suis navrée. »
Des mots vide, creux, elle ne le savait que trop bien. Mais elle ne pouvait pas leur offrir plus. Si ce n'est, peut-être, une mince lueur d'espoir. Après tout, elle était plus libre de ses mouvements que quiconque dans ce monde et elle n'était pas sujette aux nombreuses contraintes qui rhytmaient la vie des vivants.
« À quand sa disparition remonte-t-elle? »
Toujours cette question, qu'elle posait aussi aux spectres qui voulaient retrouver un proche. Une piste fraîche était infiniment plus facile à suivre que si elle devait tenter de retrouver des traces vieilles de plusieurs années.
« Environ quatre mois. »
Pas idéal, mais elle avait déjà fait franchement pire. Et puis, c'est en Europe que la disparue avait été aperçue pour la dernière fois, sur le continent où la Florentine avait le réseau de relations le plus développé. Elle avait des chances de réussir. Maigres, mais existantes.
« Elle ne vous a pas contactés lors de son arrivée à Biarritz... Y a-t-il quelqu'un d'autre avec qui elle aurait pu communiquer? Un proche, une connaissance, un collègue...? »
À peine la question avait-elle franchi les lèvres de Chiara qu'elle remarqua à quel point elle était douloureuse pour le couple assis en face d'elle. Leurs visages se décomposèrent et l'homme se raidit, comme s'il ressentait une douleur physique. Son épouse prit une brève inspiration, comme si elle avait été sur le point de parler, mais était incapable de prononcer les mots nécessaires. C'est finalement son mari qui répondit, les yeux secs mais sa voix emplie de chagrin.
« Non, ça fait des années qu'elle a coupé les ponts avec presque tout le monde. Ses amis, ses collègues... On a eu de la chance qu'elle ne fasse pas pareil avec nous, et encore: c'était seulement de loin en loin qu'on avait de ses nouvelles. C'est la faute de son mari, vous voyez... »
Et c'est comme si une digue se brisa, laissant un torrent de remords, de peine et de deuil s'écouler par la brèche. Tout commençait par un mariage à la mauvaise personne: un homme peu recommandable, infidèle, absentéiste et en toute apparence porteur de tous les maux qu'on pouvait attribuer à un être humain. Une relation malheureuse qui avait créé une spirale infernale, transformant une jeune femme ambitieuse et énergique en une personne aigrie, cynique, au point d'en devenir cruelle pour ses proches. L'impuissance des parents qui voyaient cette évolution. Leurs tentatives maladroites, insuffisantes de protéger leur petite-fille des brimades de sa mère et de l'indifférence de son père. Leur échec: un suicide. La volonté de se rapprocher de leur fille, de l'épauler dans son deuil, de la libérer du poids que son maudit mariage faisait peser sur ses épaules. Leur espoir quand elle avait annoncé qu'elle viendrait leur rendre visite. Sa disparition, un nouvel échec. Par deux fois ils avaient failli aux deux êtres qui leur étaient le plus cher au monde. Ils auraient pu... Ils auraient dû...
Pendant tout le temps que dura le soudain épanchement, Chiara ne dit pas un mot, se contentant de hocher la tête de temps à autre, de laisser le silence tomber quand l'homme devait se reprendre. Que pouvait-elle faire pour le moment, si ce n'est être une oreille attentive pour ce couple endeuillé? Pas grand-chose. Ce n'est que quand un silence plus définitif retomba qu'elle prit la parole à son tour, et seulement après un moment. Sa voix était basse, douce... et infiniment plus âgée que son corps.
« Vous avez fait tout ce qui était en votre pouvoir, tout ce qui était humainement possible. Vous avez épaulé votre fille et votre petite-fille du mieux que vous le pouviez, vous les avez soutenues et réconfortées quand vous le pouviez. Il est compréhensible que vous ayez voulu les protéger... mais vous ne pouvez pas les protéger contre le monde entier ou contre elles-mêmes. C'est impossible, à moins de les enfermer, de les forcer à exister hors du monde et hors du temps, ce qui est bien sûr impossible. Vous êtes responsables de vos choix uniquement, pas des leurs. N'alourdissez pas votre deuil en y ajoutant le poids de la culpabilité. »
Sans doute étaient-ils surpris par ses paroles. Après tout, à leurs yeux elle n'était guère plus âgée que leur petite-fille prématurément décédée. Mais elle sentait qu'il était de son devoir, non, qu'il était simplement humain, de faire ce qu'elle pouvait pour alléger leur peine, même de manière infime.
Combien de temps resta-t-elle dans ce salon à côté du téléphone désespérément silencieux? Plusieurs heures, certainement. Assez pour que le soleil ait commencé à décliner quand elle quitta la maison. La collecte d'information avait bien vite laissé la place à un autre type d'échange non moins essentiel: celui qui offrait une présence humaine, une personne à l'écoute. Sur le chemin du retour vers Contis et même une fois qu'elle eut regagné sa chambre d'hôtel, elle avait la gorge serrée et les épaules écrasées sous le poids des années qui n'avait jamais été aussi lourd. Elle ne dormit pas de la nuit.