Buffet contre les vampires - [Céleste & Huia]

Elle a son opinion de l'organisation, je me fiche d'où elle provient. Qu'elle répète ou un texte ou fasse l'état de ce qu'elle a observé, j'ai ma propre opinion. Oui, elle est impertinente, oui, je juge sans connaître. Vous aussi, tout le temps, sur tous les sujets ou presque. C'est humain. Rien à dire, rien à ajouter, ce sujet aussi est clos. Tant mieux.

"Une amende, hein?"

Je ne me sens coupable d'aucun tort, au fond, et je crois comprendre qu'elle a voulu faire équipe à deux uniquement pour aboutir à ça. Ma machinerie à réflections s'enclenche pleinement, milles savoirs s'entrechoquent, mon génie me terrifie. En une seconde, j'enchaîne avec le même flegme et désinterêt qu'auparavant:

"Parce que tu crois que je chasse à visage découvert? Bon courage pour me retrouver quand l'effet de la potion sera passé, fliquette."

Un mensonge immense, mais affirmé avec tant de conviction... Et tout aussi crédible qu'une vérité évidente, je m'efforce à croiser son regard au moins une seconde pour appuyer mon propos. Puis je regarde autre chose. Comme toujours. J'espère que l'immensité de la ville me couvrira, que nos chemins ne se recroiseront jamais. J'espère.

Je garde maintenant une distance physique entre l'autre et moi. Qu'il ne lui vienne pas l'idée de me saisir ou de me restreindre. Je crois qu'elle me rattraperait, si je cours, mais me suffisait de hurler à la mort pour que les vivants viennent à ma rescousse.

"J'aime la mienne. Elle est simple. Merci."

Je sais pertinemment qu'elle ne m'aurait rien partagé, cherchait à peine à me rabaisser. Qu'importe. Je retenai de toute mes forces un commentaire acide sur ses choix vestimentaires, avant de me désintéresser du conflit stérile.

"Autre chose?"

Je me sentais à nouveau en contrôle. J'avais les deux pieds sur le sol, le vent en poupe.

Peu importe la qualité du mensonge que j'ai fomenté, je vois la boolicière le balayer de la main. Tant pis. Au moins pour ça, je ne panique pas, je reste lucide. Un changement de paradigme rapide, j'actualise ma grille de lecture, je garde le contrôle.

"Ouais, c'est le genre de chose que j'aurais aimé qu'on me dise..."

Je ne me tiens plus en rebelle, j'accepte mon sort, elle m'a coincé. Le pire, c'est que j'avais du entendre parler d'un registre, mais jamais n'y avoir prêté attention. Je m'arrête, devient sage. Sans m'approcher, par contre, j'aime laisser la distance. Je soupire, l'oeil attiré par une lumière, au loin, les mains dans les poches de ma veste.

"J'ai menti. C'est ma vraie face."

Je le dis à demi-mot, parce que je ne l'aime toujours pas vraiment. Je n'aime pas mes tâches, mes disgrâces, tout ce qui peut me distinguer d'une normalité perçue. L'abcès est crevé, c'est un poids en moins sur mes épaules. Je n'aime pas mentir.

"Mais j'aurais pas les ossements pour payer une amende. J'en ai peut-être une vingtaine, qui traînent. Et c'est la vérité."

Maintenant quoi? J'ai dit ce que j'avais à dire, m'appuie contre un mur en attendant la suite. Je fuis son regard, regarde tantôt dans mon dos comme si j'y avais entendu quelque chose, tantôt le ciel pour compter les étoiles.

Elles brillent.

Non, je ne m'étonne pas vraiment de me faire avoir, au final. J'ai encore beaucoup de mal à me dire que j'ai commis une faute, mais qu'est-ce que je peux faire, vraiment? Je crois sur parole qu'elle est bop, ça paraît si évident.

Je racle mes poches, en tire sa maigre pittance. Avec appréhension, je clos la distance entre nos deux pantins de chair, jusqu'à lui laisser tomber dans la main. Qu'elle recompte, je ne l'ai même pas fait. Tant que ça lui va, je ne me plains pas. En vérité, je ne sais ni ce que je risquais, ni si je risquais seulement quelque chose, mais la résolution me convient dans tous les cas. Je devine aisément qu'on parle de corruption, tant pis.

"Ravie d'avoir fait affaire avec vous."

Non, pas vraiment, mais c'est toujours préférable à une escalade plus conflictuelle de la scène. N'y tenant plus, je m'écarte à nouveau, loin, lui tourne le dos aussi, à fixer les rues vides. Ou non, quelques âmes se perdent encore.

"Je pense pas. J'avais l'air de me débrouiller..."

Que cette vampire ne se prenne pas non plus pour ma mère. Facile à deviner qu'accepter son aide, c'est mettre les pieds dans un lot de pétrins. Je commence un peu à la cerner, je sais comment la faire redescendre d'un ton.

"Ça fait encore mal, d'ailleurs?"

Un rappel qu'elle a été faible, a flanché face à la novice. Par chance, elle ne peut pas voir le rictus cruel qui déchire mon visage, je suis certaine du désarroi que causent mes mots vifs. De la colère, aussi, mais c'était plus fort que moi.

Elle à l'air étonnamment calme face à ma provocation, juste froide. Elle me ressemble un peu, tiens. C'est perturbant. On aurait pu être potes dans un autre contexte, sûrement. Ou pas, elle a quand même l'air de mener une vie sombre et malhonnête.

Quand elle me propose de me faire mordre en retour, part contre, je me retourne. Circonspecte, assez perdue, je tente de discerner ses intentions. Elle ne doit quand même pas être aveugle au fait que, chez les vivants au moins, la morsure d'un vampire à une connotation particulièrement charnelle et passionnelle. J'imagine que cette image doit être atténuée chez les morts, enfin je crois?

Je fixe ses vêtements, à défaut de pouvoir la regarder dans les yeux. C'est trop jaune. J'ai besoin de savoir.

"C'est une proposition, ça?"

La morsure était manifestement très douloureuse, alors peut-être qu'il s'agissait d'un jeu de flirt masochiste entre vampires. Ou alors elle avait véritablement proposé de me causer de la souffrance physique? Ça faisait pas bien plus de sens.

Quoi qu'il en soit, le refus allait être net et clair, mais je devais savoir si la question entendait plus qu'elle n'en avait l'air. Les conventions sociales inter-vampires n'étant pas mon domaine d'expertise.

Non, j'ai surinterprété, il n'y a aucun double sens à sa proposition. Dans un sens, je suis quand même rassurée. Ç'aurait été gênant que ce soit le cas. Elle prend quand même le temps de reformuler que l'on ne se mord pas pour le plaisir une deuxième fois, après son "non" originel. Je souris, un peu narquoise.

"Tu sais pas ce que tu rates, M'dame l'agent."

Et je me retourne. En fait, moi non plus je ne sais pas vraiment, je n'ai jamais été en couple. Ni ne cherchait activement à l'être, remarquez, alors tout faisait sens. J'avais juste envie de la titiller, puérilement, sachant que rien n'aurait de suite.

Mais j'ai encore faim. Et puisque la mordre elle n'est plus une option, je m'en retourne à contempler le manège des pantins de nuit. Ils se désarticulent, ivres pour la plupart, dansent et virevoltent, aveugles au danger qui rôde. La plupart rentreront chez eux, reprendront leur vie là où ils l'ont laissé la veille quand le soleil se lèvera. L'un d'entre eux devra quitter cette terre et faire pleurer tous ses proches en partant. Pourquoi en choisir un plutôt qu'un autre? Est-ce légitime? Je secoue la tête pour me concentrer.

"Je crois que c'est l'heure pour nous de nous quitter. Je préfère en finir avant que les rues ne se vident pour de bon."

Plus rien à dire, plus rien à montrer. Je dois avancer.